Consensus ?
La première fois que j’ai eu l’occasion de parler avec Luc Cédelle, en
2002, il avait évoqué - je ne me souviens plus exactement en quels termes - les
positions communes qui pouvaient exister entre les pédagogistes et les
anti-pédagogistes. J’avais fait remarquer que je souhaitais certes m’opposer à
la diabolisation des positions de l’ennemi dont la seule fonction est de
préserver l’esprit de secte de chaque camp, c'est-à-dire d’interdire tout débat
ouvert sur le fond. Mais je tenais à rappeler que, s’il y avait de telles
positions communes, c’étaient probablement les pires et la première condition
pour avancer dans le débat était justement de s’opposer à ce qui pourrait être
ces positions.
Michel Delord, mars 2012
. Cf. Luc Cédelle, Ciel ! Il y en a qui n’aiment pas le consensus en éducation… [15 mars 2012]
Je me suis
porté candidat pour le jury de la conférence de consensus sur la
numération. Il fallait produire pour ce faire deux textes de 2000
caractères maximum qui demandaient
I) « de communiquer les raisons pour lesquelles [je] souhaitais être membre du jury »
II) « de décrire [mes] pratiques et [mes] expériences par rapport aux premiers apprentissages des nombres et des opérations »
Vous trouverez
- infra le texte I, le texte II et un texte III qui développe certaines parties du texte II puisque je ne suis pas ici limité aux 2000 caractères fatidiques.
- ICI, à la suite de ces textes et si nécessaire, des mises à jour
10 juillet 2015
Michel Delord
La principale raison qui me pousse à souhaiter être membre du jury pour
la conférence de consensus est à mon sens, ce qui peut apparaitre
en première apparence contradictoire [Notamment au vu de l'exergue de cette page, MD, 12/07/2015], que la démarche passant par
l’organisation d’une conférence de consensus ne répond pas
ni aux exigences générales d’une attitude scientifique ni aux exigences
de l’heure.
En effet pour prendre un exemple historique dont on est sûr
qu’il s’agit bien d’une controverse scientifique moderne, je ne pense
pas que l’opposition entre Bohr et Einstein ait pu se résoudre à l’aide
d’une conférence de consensus. Et je dirais plus précisément que le
domaine scientifique, et ce aussi bien historiquement que
théoriquement, n’est pas le domaine du consensus mais, vite dit, celui
de la critique et de l’opposition.
Plus précisément, je pense que se fixer comme perspective a
priori l’obtention d’un consensus ne peut qu’aboutir [N1] à une
collection de positions contradictoires dont l’effet sur la formation
de la rationalité des élèves – qui doit être le résultat central de «
l’apprendre à apprendre » – ne peut être que négative.
Il me semble que, même si on ne remet pas globalement en
cause la philosophie des conférences de consensus, on est bien obligé
d’admettre que le risque signalé ci-dessus – création d’un système de
référence incohérent – est réel et que l’on doit donc s’assurer
autant que possible que l’on a mis tous les atouts de son coté pour
l’éviter. Or la perception de ce danger sera d’autant plus aigue et
profonde que celui qui observe le processus a une vision critique de
celui-ci.
C’est dans ce sens que ma présence pourrait être utile.
[N1] sauf si le consensus est tellement lâche « qu’il autorise tout » et n’a donc aucun intérêt « constructif ».
A mon sens, sortir par le haut de la crise ouverte dans les années 1970
impose obligatoirement – condition nécessaire et prioritaire même si
elle n’est pas, bien sûr, suffisante – de prendre position sur un
certain nombre de questions dites Questions Fondamentales Disciplinaires, ainsi caractérisées
- elles sont disciplinaires c'est-à-dire qu’elles autorisent
a priori toutes les méthodes pédagogiques. Elles considèrent cependant
que la pédagogie ne peut être indépendante du contenu enseigné et que
la catastrophe intervient sûrement lorsque la méthode entre
fondamentalement en contradiction avec le contenu de la discipline.
- elles traitent de la méthodologie générale de constructions
de progressions disciplinaires et du contenu du début de l’enseignement
en GS, CP, CE1 d’une discipline, notion qu’il ne faut pas confondre
avec les fondements de cette discipline, confusion qui est la base même
des erreurs récurrentes depuis les années 70.
- ces positions dépendent essentiellement du contenu
disciplinaire et ne dépendent pratiquement en aucun cas des résultats
d’une expérimentation.
Un exemple de ces QFD est justement la question de la
simultanéité de l’enseignement la numération et du calcul. Je n’avais
fait jusqu’à maintenant qu’exposer de manière partielle les
raisons qui justifiaient les « quatre opérations en CP » et
parallèlement je n’avait fait qu’effleurer la critique de ceux qui en
ont justifié l’abandon.
Ce manque sera bientôt partiellement comblé par la publication de deux textes
- dans la quinzaine qui vient paraitra « Questions à propos d’un titre de chapitre d’un livre de Stanislas Dehaene : La numération est-elle l’ABC du calcul ? »
- ensuite et assez rapidement « Peut-on mesurer les nombres purs ? »
Je pense donc que ma problématique qui est inédite peut intéresser la
conférence de consensus. Vous trouverez une version étoffée de ce texte
et des compléments mis à jour à l’adresse suivante :
http://micheldelord.info/conf-consensus.html
Questions fondamentales disciplinaires
Une remarque "méthodologique"
Même si l'idée peut paraitre naïve au premier abord, on peut dire ce
que les mesures que l'on propose dépendent en partie des grandes lignes
de l'analyse que l'on fait de la situation. "En partie" signifie aussi
qu'elle dépend toujours de positions de principe, a priori
donc indépendantes des aléas immédiats. En général, un débat sérieux ne
peut exister si l'on n'a pas pu aborder une problématique sans
entrer dans ses détails, ce qui ne peut passer pour une question de
pinaillage que si l'on ne partage pas un point de vue défendu par,
exemple, par E.D. Hirsch qui considère que l'antiintellectualisme est [N0] l'un des principaux facteurs de la dégénérescence de l'école au XXème siècle.
Mais si de plus nous sommes dans une période où l'on doit
prendre prioritairement position sur des questions
fondamentales toute erreur même en apparence
insignifiante peut avoir à terme des conséquences théoriques et
pratiques graves de la même manière que la dérive initiale même faible
d'un bateau par rapport à sa trajectoire peut aboutir à des
destinations fort éloignées de celles prévues . En ce sens, il vaut
mieux une critique portant sur un point qui s' avèrera être sans
conséquences que l'oubli de la critique d'un point qui parait
secondaire mais s'avèrera être fondamental. Cette opinion
anti-consensuelle est minoritaire et ceci n'est pas sans liaison
justement avec l'antiintelectuallisme et avec la mise en
avant exclusive des questions pratiques: s'il est possible
d'avoir des positions tranchées dans le domaine théorique - le blanc
n'est pas noir et le noir n'est pas blanc -, la situation
change du tout au tout si l'on réduit sa vision à une vision
exclusivement pratique, car en ce cas il y
a toujours, entre le noir et le blanc, un intermédiaire plus ou moins
gris, et donc la possibilité d'un consensus. Il n'est pas question de
nier la possibilité d'existence de ces intermédiaires, mais, de toutes
les façons, la compréhension de l'existence et de l'évolution de
ces intermédiaires suppose d'abord la connaissance et la définition du
noir et du blanc.
Importance essentielle des questions fondamentales disciplinaires
Le CNESCO propose, méthodologie néfaste, des programmes pour le
secondaire sans avoir défini les progressions du début du primaire et
en particulier une position sur l’enseignement de la numération, ce qui
laisse présager un avenir filandreux.
A mon sens, au contraire, sortir par le haut de la crise
ouverte dans les années 1970 impose obligatoirement – condition
nécessaire et prioritaire même si elle n’est pas, bien sûr, suffisante
– de prendre position sur un certain nombre de questions dites QFD, Questions Fondamentales Disciplinaires, dont la maitrise consiste à Comprendre les Questions Fondamentales Disciplinaires, questions ainsi caractérisées
- elles sont disciplinaires c'est-à-dire
qu’elles autorisent a priori toutes les méthodes pédagogiques. Elles
considèrent cependant que la pédagogie ne peut être indépendante du
contenu enseigné et que la catastrophe intervient sûrement lorsque la
méthode entre fondamentalement en contradiction avec le contenu de la
discipline. Un exemple plus court à traiter que celui du calcul est
celui de l’apprentissage de l’écriture-lecture du français. Une méthode
qui déclare nocive la notion de déchiffrage et identifie écriture et
sens est à bannir puisqu’elle rentre en contradiction avec le caractère
alphabétique de l’écriture du français qui ne code que du son. Une
telle méthode serait tout à fait à sa place pour une écriture
idéographique qui code du sens, modèle dont se rapproche plutôt le
calcul écrit puisque chaque signe de base a un sens.
- elles traitent de la méthodologie générale de constructions de
progressions disciplinaires et du contenu du début de l’enseignement en
GS, CP, CE1 d’une discipline (ici des mathématiques mais ceci est aussi
vrai pour l’apprentissage de la langue), notion qu’il ne faut pas
confondre avec les fondements de cette discipline, confusion qui est la
base même des erreurs récurrentes depuis les années 70. L’exemple
classique est la réduction du cours sur la numération « en CP » à la
transposition d’une axiomatique de N qui élimine par la même la
multiplication et la division à ce niveau et revient comme le dit
Ferdinand Buisson dans l'article Calcul intuitif des années 1870 qui " s'élève
contre l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord
l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles"et
qui sépare donc l’apprentissage de la numération de celui du calcul,
position " antique" défendue systématiquement par tous les concepteurs
de programme depuis 1970 et qui, loin d'être une position de progrès,
constitue une régression par rapport aux thèses pourtant déjà très
imparfaites de "l'école de Jules Ferry".
- ces positions dépendent essentiellement du contenu disciplinaire et
ne dépendent pratiquement en aucun cas des résultats d’une
expérimentation.
Un exemple de ces QFD est justement la question de la
simultanéité de l’enseignement la numération et du calcul. Je n’avais
fait jusqu’à maintenant qu’exposer de manière partielle les
raisons qui justifiaient les « quatre opérations en CP » et
parallèlement je n’avait fait qu’effleurer la critique de ceux qui en
ont justifié l’abandon.
Ce manque sera bientôt partiellement comblé par la publication de
deux textes traitant de l’enseignement des débuts de la numération et
du calcul
- dans la quinzaine qui vient paraitra « Questions à propos d’un titre de chapitre d’un livre de Stanislas Dehaene : La numération est-elle l’ABC du calcul ? »
Il traitera entre autres du lien entre numération et calcul,
de celui entre perception intuitive et perception rationnelle d’un
entier et aussi du rôle des constellations et des décompositions
dans l’enseignement initial de la numération
- ensuite et assez rapidement « Peut-on mesurer les nombres purs ? et quelques autres questions »
Mais il y a d’autres exemples de QFD , comme par exemple la
critique de la notion de transposition didactique – elle-même
conséquence de la fausse critique faite par les didacticiens de la
méthodologie d’élaboration des programmes des maths modernes –
problématique qui aboutit obligatoirement dans la construction d’un
curriculum, ou plus prosaïquement dans la préparation d’un cours, à
s’enfermer dans des contradictions stériles du type celle énoncée par
Guy Brousseau : « [Le
professeur doit alors choisir entre] enseigner un savoir formel et
dénué de sens ou enseigner un savoir plus ou moins faux qu'il faudra
rectifier. »
Il me semble simplement que la forte structuration des thèses que
j’avance dans le domaine précité et le fait que je sois le seul à les
défendre [N1] justifierait à mon sens l’appel à mes
compétences au sujet de la numération. Je constate cependant que les
responsables du CNESCO n’ont pas trouvé utile de connaitre mon avis sur
la numération ni dans la première phase du processus « Exploration de
la thématique », ni dans la deuxième « Questionnement », que l’IFÉ n’a
pas contredit ce point de vue, ce qui n’est pas étonnant parce qu’il
n’avait pas jugé non plus utile de m’entendre lors de la « Conférence
nationale sur l'enseignement des mathématiques à l'école primaire et au
collège » de 2012, réunion dans laquelle les organisateurs
n'avaient pas jugé utile d'inviter par exemple toutes personnes qui
avaient en leur temps condamné les programmes de 2002.
Quoi qu’il en soit je pense avoir répondu à peu près correctement à la question qui était « Merci
de nous décrire vos pratiques et vos expériences par rapport aux
premiers apprentissages des nombres et des opérations (limité à 2000
caractères, soit 300 mots) »
10 juillet 2015
Michel Delord
[N0] Cf E.D. Hirsch Jr, The schools we need et why we don't have them, Doubleday Editions, 1996, pages 106 à 114. Pour l'auteur les principaux facteurs de la dégénérescence de l'école au XXème siècle
sont les titres de paragraphe du chapitre "Critique of a Thoughtworld"
i.e. Romanticism, Developmentalism and Other Naturalistic Fallacies,
American Exceptionalism and Localism, Anti-Intellectualism,
Professional Separatism.
[N1] Conformément à ce que je dis dans la
remarque initiale de ce texte, il importe d'avoir des positions
extrêmement précises et je tiens donc à préciser que le
GRIP ne défend pas l’idée que les positions les plus
importantes à promouvoir dans la conjoncture actuelle sont des
positions indépendantes de toutes les pratiques et de toutes les
expérimentations directes et n'ayant pas pour but une application
pratique immédiate. Il a une action cohérente avec cette position : il
met au contraire au centre de son action, par la publication de
nombreux manuels, la mise en place pratique d'un enseignement
conforme aux programmes qu'il écrit; pour s'en convaincre il
suffit de remarquer qu'il a publié, ce qui est un travail colossal, 11
manuels tandis que d'un autre coté, au moment où l'appareil scolaire
est bien obligé de mettre en avant la question initiale de la
numération - ce que le GRIP avait prévu notamment sous mon influence et
c'est pourquoi j'avais écrit surtout sur ce sujet- , le GRIP
ne s'y est pas préparé et il n'existe aucun texte du GRIP ( à part ceux
que j'ai écrit quand j'en étais membre) présentant correctement
la question de l'apprentissage de la numération en montrant le lien
avec la méthode intuitive, aucun texte
expliquant le rôle des constellations et celui des
décompositions dans le calcul intuitif, aucun texte critiquant
explicitement et en détail les positions de Rémi Brissiaud. Et cette
attitude de sous-estimation grave des questions théoriques va même (ce
qui en est une conséquence logique à terme), jusqu'à des
confusions théoriques graves et explicites par exemple lorsque C. Huy
converge avec Rémi Brissiaud sur certains aspects de sa critique de
l'enseignement de la numération. Ceci est expliqué dans "Quelques remarques … refondatrices sur la note Horresco referens de Luc Cédelle" .
Lectures complémentaires recommandées :
E. D. Hirsch Jr, Anti-Intellectualism in The schools we need et why we don't have them, Doubleday Editions, 1996, pages 106 à 114
Michel Delord, SLECC, [Janvier 2004]
Michel Delord, A propos des nombres concrets et abstraits, Exposé à Banff, colloque Numeracy and beyond [Décembre 2004]
Luc Cédelle, Ciel ! Il y en a qui n’aiment pas le consensus en éducation… [15 mars 2012]
R. Bkouche, R. Brissiaud, M Delord., C. Huby ..., Débat sur le calcul sur le blog de Luc Cédelle, 2014-?, ou ICI en pdf
Michel Delord, Une petite question à Jean Piaget : mais quelle est la longueur du stade? [Février 2015]
Michel Delord, Attention, Débroussaillage : Buisson, les quatre opérations en CP, la méthode intuitive, [Février 2015]
*
* *
Mises à jour –
12/07/2015 : Le texte III, écrit un peu vite pour le 10/07 et daté de ce jour-là, a été complété et légèrement refondu.