Rémi Brissiaud sur le blog Education de Luc Cédelle - Mars 2014
NB : Les liens infra renvoient aux commentaires originaux sur le blog de Luc Cédelle
Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 18 mars 2014 à 15:09
Monsieur Bkouche,
Quand vous dites : « Quant à la distinction cardinal/ordinal, elle
commence bien avant l’étude de l’infini et de la théorie des ensembles,
mais c’est peut-être d’abord une distinction langagière qui relève de la
grammaire. », vous avez raison et votre propos est très proche du mien :
la distinction n’est pas mathématique, elle renvoie à deux types de
situations différentes (mesure des grandeurs et représentation des
rangs) mais aussi à deux façons de s’exprimer : les quatre lapins vs. le
quatrième lapin ou le lapin numéro 4 (en contexte ordinal, on s’exprime
d’une façon ou de l’autre).
Quand vous dites : « Ce qui vous dérange c’est l’aspect empirique du
comptage dans lequel se mêlent diverses opérations. », j’avoue que je ne
comprends pas. Je recommande de ne pas enseigner le comptage comme un
numérotage : « le un, le deux, le trois, le quatre », mais de
l’enseigner comme un dénombrement : « un ; et encore un, deux ; et
encore un, trois ; et encore un quatre ». Expliquez-moi en quoi une
façon de s’y prendre serait plus ou moins « empirique » que l’autre.
Franchement, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Quand je compare les deux façons d’enseigner précédente, la seconde
est, pour moi, plus explicite que la première. Êtes-vous en train de
suggérer qu’il faudrait s’y prendre de la première façon, afin de créer
un obstacle à la compréhension des élèves pour qu’ultérieurement ils
puissent mieux surmonter cet obstacle ? Êtes-vous sûr que c’est ce que
Gaston Bachelard a essayé de nous dire ?
Bien cordialement,
Rémi Brissiaud
*
* *
Brissiaud Rémi à Michel Delord et à bien d’autres, le 17 mars 2014 à 12:36 [Réponse à Les quatre opérations en CP : Comptine numérique, file numérique, décompositions et constellations ]
À Michel Delord et à bien d’autres, j’espère…
J’avais survolé votre texte
il y a quelques mois et il m’avait laissé dubitatif parce que vous y
mélangiez des propos concernant l’articulation entre les notions de
nombre cardinal et de nombre ordinal avec d’autres qui concernaient vos
rapports avec le GRIP. J’aimerais que cet écrit n’apparaisse partisan
dans aucune polémique et je m’intéresserai seulement à cette question
qui concerne les apprentissages numériques à l’école : quel usage des
mots « nombre », « cardinal » et « ordinal » faut-il recommander aux
chercheurs et aux enseignants ?
Il est d’autant plus important de répondre à cette question que,
comme nous allons le voir, cela éclaire les enjeux d’un débat qui se
joue actuellement dans la commission de rédaction des futurs programmes
pour l’école maternelle : faut-il redonner aux enseignants de Grande
Section la liberté de n’aborder que les 10 premiers nombres à l’école
maternelle ?
Le nombre est nombre, indistinctement cardinal et ordinal
Vous dites que le nombre à l’école primaire est à la fois cardinal
et ordinal. Il me semble qu’il faut être plus précis : il est
indistinctement cardinal et ordinal. En effet, cette nuance a des
conséquences importantes. Pour les lecteurs non mathématiciens, il faut
signaler qu’il s’agit là d’une vérité mathématique : à l’école les
nombres sont finis ; or, c’est seulement lorsqu’on s’intéresse à des
ensembles infinis qu’on arrive à dénicher des ordinaux qui ne sont pas
des cardinaux. Lorsqu’on reste dans les ensembles finis, donc, le
nombre est nombre, indistinctement cardinal et ordinal. Parler de «
nombre cardinal » ou de « nombre ordinal » n’apporte aucune information
de plus que lorsqu’on parle de « nombre » et, donc, l’emploi de ce mot
« nombre », sans aucun qualificatif, est préférable parce que dans une
démarche de théorisation, il vaut mieux s’abstenir d’utiliser des mots
qui ne servent à rien.
En revanche, les nombres ont deux grands usages : la mesure des
grandeurs (les collections seront considérées ici comme des grandeurs)
et la représentation des rangs. Souvent, on parle d’usage cardinal du
nombre lorsqu’il sert à mesurer des grandeurs et d’usage ordinal
lorsqu’il sert à repérer un rang. On comprend bien ce que signifient
ces deux expressions : usage cardinal et usage ordinal des nombres.
Dans cet emploi, les mots « cardinal » et « ordinal » permettent de
référer à deux entités bien distinctes : les contextes correspondants,
et on ne peut guère s’en passer.
D’un point de vue pédagogique ou didactique, les grandeurs (usage
cardinal) et les rangs (usage ordinal) doivent-ils être mis sur le même
plan ? La réponse est assurément non, pour une raison bien simple :
alors qu’il n’y a pas de mesure des grandeurs efficace sans nombres, le
repérage des rangs peut se faire dans la plupart des contextes à l’aide
de simples numéros, c’est-à-dire avec des entités qui ont bien moins de
propriétés que les nombres. Et c’est là que s’introduit un troisième
concept, indispensable, et qui doit être distingué des deux autres :
celui de numérotation.
La numérotation suffit la plupart du temps pour repérer les rangs
Souvent, on comprend mieux les choses quand on change de système
de notation parce que cela permet de prendre conscience de ce qui
dépend des symboles employés et ce qui est intrinsèque aux concepts.
Les symboles utilisés pour numéroter les éléments d’une liste peuvent
être divers et ils dépendent évidemment de la taille de l’ensemble
correspondant : système utilisé dans les hôtels (chambres 101, 102…,
201, 202…), lettres de l’alphabet munies de l’ordre alphabétique, etc.
Les lettres conviennent particulièrement bien pour les ensembles de
petite taille, elles sont d’ailleurs d’un usage courant. On les trouve
par exemple dans les théâtres, quand, dans chaque rangée, les fauteuils
sont numérotés : A, B, C…
Un numéro n’est pas un nombre parce qu’il est clair qu’un numéro
ne véhicule pas nécessairement l’idée de la pluralité correspondant à
l’ensemble des numéros jusqu’à lui : lorsqu’on a la chambre d’hôtel «
407 », par exemple, on ne sait pas combien il y a de chambres jusqu’à
la nôtre mais cela ne gêne en rien. Même dans les contextes où tous les
numéros sont alignés dans l’ordre, comme celui d’un théâtre dont les
sièges sont numérotés avec des lettres, les numéros n’ont pas les
propriétés des nombres : sachant que « j’ai le siège R », par exemple,
je n’ai nullement besoin de penser à la pluralité correspondante pour
retrouver mon siège. Nous sommes d’ailleurs complètement incapables de
répondre de manière précise à la question : « C’est combien R ? ». Pour
répondre, il faudrait définir R à l’aide d’un rang plus petit qui sert
de repère, le rang correspondant à 10, par exemple. Or, nous ne
disposons pas d’un tel repère. Peu importe d’ailleurs, parce que cela
ne nous empêche nullement de retrouver notre siège. Les numéros n’ont
pas les propriétés des nombres mais ils remplissent plutôt bien leur
rôle.
La numérotation ne conduit pas au nombre
Il faut l’affirmer : il est impossible de passer des numéros aux
nombres sans transiter par un contexte cardinal parce que
l’intelligence des nombres résulte de la maîtrise des relations
construites à partir des actions d’ajout et de retrait dans un contexte
cardinal. Pour en prendre conscience, il suffit d’imaginer que dans la
situation des sièges de théâtre, on décide de remplacer les lettres par
les écritures chiffrées habituelles. Quelles conséquences cela a-t-il ?
En remplaçant la lettre R par l’écriture chiffrée 18, on ne fait pas
que remplacer un système de numérotation quelconque par un autre, parce
que le système des écritures chiffrés est un système numérique,
c’est-à-dire un système de numérotation « extra-ordinaire » qui est
bien plus informatif qu’un système de numérotation « ordinaire » :
quand on est passé devant le siège 6, par exemple, on était au tiers du
chemin vers le 18 ; quand on est passé devant le siège 9, on était à
mi-chemin ; quand on est passé devant le siège 10, on était à 8 rangs
de celui visé ; quand on est passé devant le siège 15, on en était à 3
rangs, etc. On aurait été incapable d’accéder à de telles connaissances
avec les numéros que sont les lettres F (6), I (9), J(10) et O (15)
respectivement. En remplaçant un système de numérotation quelconque par
un autre qui, lui, est numérique, on récupère toutes les connaissances
numériques que ce dernier véhicule.
Or, on n’a jamais vu quiconque acquérir l’intelligence des
nombres, c’est-à-dire la connaissance de telles relations, en apprenant
à maîtriser, au sein d’un système de numérotation, les relations entre
chaque élément et son successeur, le successeur de son successeur, etc.
Il y a de bonnes raisons pour cela : la commutativité, par exemple,
signifie dans un contexte ordinal que le xème élément après le yème est
aussi le yème après le xème. Il existe de nombreux contextes cardinaux
dans lesquels la commutativité est presque évidente : lorsqu’on réunit
une équipe de garçons et une équipe de filles, a-t-on ajouté les filles
aux garçons ou les garçons aux filles ? Appliquée aux rangs, la
commutativité n’est jamais évidente. Il faut se l’approprier dans un
contexte cardinal avant d’être convaincu que, dans un contexte ordinal,
ça marche encore. Ainsi, le nombre est nombre avant d’être utilisé dans
un contexte ordinal et il se construit nécessairement dans un contexte
cardinal.
La numérotation permet de réussir sans mobiliser les « vrais nombres »
De tout temps aux États-Unis et depuis 1986 en France, une file
des écritures chiffrées est affichée dans pratiquement toutes les
classes de GS, de CP et de CE1. Elle est souvent au-dessus du tableau.
Or, on dispose de nombreuses preuves du fait que cette file fonctionne
comme une file numérotée dans la tête des enfants : lorsqu’on demande à
un enfant de montrer 18, par exemple, il montre la case 18,
c’est-à-dire le numéro. Il ne pense pas aux pluralités que
constitueraient 18 pommes, 18 chaises, 18 pigeons…, ni même, souvent, à
la pluralité que constituent les 18 premières cases.
Et dans presque toutes les méthodes de CP, cette file numérotée
est utilisée afin que les élèves apprennent à donner le résultat d’une
addition quelconque : 18 + 3 = …, par exemple. Pour prendre conscience
de ce que les élèves apprennent et de ce qu’ils n’apprennent pas avec
les leçons correspondantes, il est intéressant de poursuivre notre
simulation en imaginant que le matériel utilisé est une file numérotée
avec les lettres de l’alphabet, et qu’il s’agit de calculer R + C = …,
c’est-à-dire l’écriture qui correspond à 18 + 3 = … dans notre
simulation. En effet, cette situation d’usage d’une file numérotée avec
des lettres est celle d’un élève qui, face aux écritures chiffrées, ne
connaît aucune des relations numériques évoquées précédemment (18,
c’est 2 fois 9, c’est 10 plus 8, c’est 15 + 3, etc.). Les élèves qu’on
qualifie souvent de « fragiles » sont, devant la file des écritures
chiffrées, comme nous sommes devant la suite des sièges d’un théâtre.
Décrivons ainsi cette leçon sur l’addition, sachant, évidemment,
que dans la réalité de la classe, les numéros sont donnés sous forme
chiffrée. Pour compléter R + C =…, l’enseignant demande aux élèves de
mettre le doigt sur la case R (ce sera la case de départ) et il
continue ainsi : « Avec le doigt, on part de la case R et on va se
déplacer de C cases vers la droite. Il faut dire A au-dessus de la case
suivante (la case S), dire B au-dessus de la suivante (la case T) et
enfin C au-dessus de la suivante (la case U) ». Les élèves ont alors le
doigt sur la case U, celle d’arrivée. L’enseignant dit aux élèves que
c’est le résultat cherché et il leur demande de compléter l’égalité
avec ce qui est écrit dans cette case : R + C = U. Plusieurs exemples
sont traités et ça y est, les élèves savent ce qu’il faut faire pour
compléter une « addition ».
Le mot « addition » vient d’être mis entre guillemets parce que,
malheureusement, même si cette égalité ressemble à une addition, il est
probable que l’idée d’ajout aura été totalement absente de la tête de
nombreux élèves. Par ailleurs, dans la réalité de la classe, cette
leçon aura conduit les élèves à écrire : 18 + 3 = 21 (21 correspond à
U, évidemment) mais, de même que l’évocation des « vrais nombres »
correspondants à R et U, n’est d’aucune façon nécessaire pour compléter
R + C =…, l’évocation des « vrais nombres » correspondants à 18 et 21,
est superflue pour compléter de cette manière : 18 + 3 = …
Suite à une telle leçon, les élèves deviennent capables de donner
les bonnes réponses en utilisant la « recette » qu’on leur a montrée
(repérer la case de départ, etc.), recette qui porte sur des numéros,
alors que dans leur tête, ils ne mettent pas en relation des pluralités
(des « vrais nombres »), ils ne calculent pas. Le plus grave est que,
comme ils donnent les bonnes réponses, personne ne s’inquiète du fait
qu’ils ne maîtrisent pas les relations numériques nécessaires (18,
c’est 2 fois 9, c’est 10 plus 8, c’est 15 + 3, etc.) Personne : ni
l’enseignant, ni les parents, ni les enfants eux-mêmes évidemment.
La suite est connue : les élèves donnent les bonnes réponses mais
ils ne progressent pas comme ils devraient ; comme ils ne mettent pas
en relation des pluralités, ils ne mémorisent pas les relations
correspondantes, ils ne mémorisent pas les résultats d’additions
élémentaires et restent prisonniers de la numérotation. Ce sont, comme
disait Henri Canac, des « élèves mal débutés » qui ne mémorisent pas
les résultats d’additions élémentaires. La plupart du temps, cependant,
c’est l’étiquette d’ « élèves peu doués », voire « dyscalculiques »
qui, vers le CE2, leur est apposée.
La numérotation « empêche de penser, de calculer »
Les pédagogues qui se sont le mieux exprimés concernant la
numérotation sont certainement les époux Fareng, en 1966 (ils étaient
conseillers pédagogiques d’une des grandes inspectrices générales des
écoles maternelles, Madame Herbinière-Lebert). Ils écrivaient :
« … cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la
liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de
ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du
nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de
penser, de calculer ».
Cette citation est remarquable parce que dans le même temps
qu’elle souligne les progrès à court terme que permet la numérotation,
elle en note les limites concernant les progrès à long terme. Je pense
avoir montré dans mon dernier petit ouvrage que tous les faits
empiriques concordent : qu’on fasse appel aux résultats d’enquêtes en
sociologie de l’éducation, à l’histoire des discours et des pratiques
scolaires, à la psychologie des apprentissages numériques, à la
psychologie clinique, à la psychologie interculturelle, dans tous les
cas, les résultats disponibles concordent avec la thèse d’un effet
délétère à long terme de l’enseignement de la numérotation.
Après 1986, date des premières instructions officielles concernant
l’école maternelle qui recommandent d’apprendre la suite des noms de
nombres comme une suite de numéros, l’usage de la numérotation s’est
rapidement généralisé à l’école maternelle. Les progrès à court terme
que la numérotation permet, expliquent ce phénomène : il est difficile
aux enseignants de résister à ce qui apparaît comme des succès
pédagogiques à portée de main.
Il faut aujourd’hui permettre aux enseignants de différencier
l’enseignement de la numérotation de l’enseignement des nombres. Il est
facile d’enseigner la numérotation jusqu’à 30 et même au-delà à l’école
maternelle. Il est difficile d’enseigner les nombres jusqu’à 10 à
l’école maternelle. Un enjeu crucial de l’élaboration des prochains
programmes sera d’obtenir qu’ils spécifient explicitement que les
enseignants ont dorénavant la liberté de n’aborder que les 10 premiers
nombres à l’école maternelle, lorsqu’ils font le choix d’enseigner les
nombres et pas seulement les numéros. Il faut dire explicitement aux
enseignants qu’ils ont la possibilité de renouer avec la culture
pédagogique qui, vers 1950, était celle de l’« Éducation nouvelle »
avec des personnalités comme Gaston Mialaret, Henri Canac, etc.
PS1 : On trouve dans mon
dernier ouvrage une sorte d’autocritique : en 1989, je mettais en garde
contre l’emploi d’une file numérotée mais j’essayais également d’en
aménager l’usage pour le sauver (repère 10, curseur qui sépare les
cases plutôt que les entourer…). Aujourd’hui je considère que les
procédés précédents sont vains.
PS2 : En mathématiques,
numéroter un ensemble, c’est le munir d’une structure de « bon ordre ».
En fait, le même contenu que celui abordé dans ce texte, se trouve, en
plus matheux (je parle de morphisme !) mais avec certaines formulations
moins précises (on s’améliore !) dans un compte-rendu de mon
intervention au séminaire national de didactique des mathématiques de
mars 2013 (bientôt sur le site de l’ARDM).
PS3 : Le concept de «
numérotation » n’émerge pas dans la littérature scientifique
internationale parce que le mot « numéro » n’a pas d’équivalent en
anglais (number signifie à la fois nombre et numéro). Il faut profiter
de la chance que nous offre la précision de notre langue.
Rédigé par : Brissiaud Rémi | le 17 mars 2014 à 12:36 |
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Rémi Brissiaud à Catherine Huby, le 16 mars 2014 à 12:12
À Catherine Huby,
Je commencerai en confirmant le propos de Luc Cédelle : de mon
point de vue, cette conversation ne prend pas du tout un ton déplaisant
et me semble même très utile afin de mieux comprendre nos positions
respectives qui, comme vous le notez, ne sont pas sans recoupements.
En fait, on se comprend mieux quand les mots utilisés renvoient à
des notions communes. Or, il y a un mot dont l’usage est source de
malentendus : c’est le mot « calcul ». Il est vraisemblablement à
l’origine du malentendu que vous évoquez dans votre commentaire, celui
avec vos collègues de GS et différents formateurs. Pour essayer de
préciser la signification du mot « calcul », je me référerai à une
étude ancienne dans laquelle Descoeudres (1921) a étudié la capacité
des enfants à montrer autant de doigts qu’il y a d’objets dans une
collection donnée. Elle fait une description détaillée du comportement
d’un enfant à la suite de cette épreuve :
« Un jour,
j’avais commencé la série des tests de calcul avec un petit garçon
intelligent, de quatre ans quatre mois ; le lendemain, il vint chez moi
pour les terminer ; entre-temps, pour éviter la fatigue, il jouait avec
des plots. Spontanément, il se mit à employer le procédé des doigts
pour dénombrer ses plots ; comme langage, il ne possédait que les noms
des deux premiers nombres.
G. a trois plots devant lui et raconte, en montrant trois doigts : “Ça c’est plus que deux, c’est comme ça” ;… »
À son âge, l’enfant G. ne connaît pas encore le mot trois (cette
étude est ancienne et on peut penser que ce petit garçon « intelligent
» n’avait eu que peu d’occasions de dialoguer avec autrui à propos de
nombres), mais il importe de remarquer qu’il met spontanément en œuvre
une stratégie de décomposition où le nombre trois est décrit sous la
forme : deux et un. En effet, ayant 3 objets sous les yeux, G. dit : «
Ça, c’est plus que deux ». Il reconnaît donc deux dans la totalité des
plots : il reconnaît 2 dans 3. L’enfant exprime ensuite le nombre total
: il dit « c’est comme ça » en montrant trois doigts. Ce faisant, il a
levé un doigt de plus que s’il en avait montré deux, il a donc exprimé
trois à l’aide de la décomposition : deux et encore un.
Ainsi la progression de G. est celle qu’Henri Canac recommandait :
« construire (définir, poser) le nouveau nombre par adjonction de
l’unité au nombre précédent ». J’essaie de diffuser l’idée que ce type
de comportement relève déjà du calcul. La stratégie utilisée par G. est
très différente d’une stratégie de comptage-numérotage, quand l’enfant
pense : « le un, le deux, le trois ». Et cet exemple montre qu’il est
possible qu’un enfant entre d’emblée dans le calcul. Mon article le
plus cité dans la littérature scientifique internationale est une
monographie d’un enfant qui progresse ainsi, construisant les nombres
grâce à des collections-témoins de doigts et en mettant en œuvre des
stratégies de décomposition-recomposition (calcul). Dès son premier
comptage, cet enfant savait que chacun des mots qu’il prononçait
exprimait le résultat de l’ajout d’une nouvelle unité : 1, 2 (conçu
comme1 + 1), 3 (conçu comme 2 + 1), 4 (conçu comme 3 + 1), etc.
D’emblée, son comptage a été un comptage-dénombrement et non un
comptage-numérotage (le un, le deux, le trois, le quatre…). Or, depuis
1986, le ministère demande aux PE de maternelle d’enseigner le
comptage-numérotage, en insistant sur la correspondance terme à terme 1
mot — 1 objet (une psychologue états-unienne, Rochel Gelman, parlait
vers 1980, du « principe de correspondance »). Il faudrait que
l’injonction d’enseigner le comptage ainsi, cesse avec les nouveaux
programmes, mais c’est loin d’être gagné.
Quelle est l’origine du différend avec vos collègues et les
formateurs que vous évoquez ? On peut supposer que le mot « calcul »
les effraie. Ils ne savent pas qu’un comptage-dénombrement est un
comptage dont les enfants maîtrisent le calcul sous-jacent (l’itération
+ 1), ils ne savent pas qu’il est possible de dire qu’un enfant comme
G. calcule alors qu’il ne connaît pas encore le mot « trois ». Pour
eux, une pédagogie du calcul à l’école maternelle renvoie
nécessairement à ce qui se passait dans les GS avant 1970.
Vers 1977, j’ai interviewé des maîtresses de GS qui avaient
enseigné avant 1970 en milieu urbain. Le plus souvent, elles
commençaient par évoquer le nombre de leurs élèves : souvent plus de
35. Avec autant d’élèves, la discipline était leur première
préoccupation : il fallait que chaque élève soit derrière son pupitre
pour qu’il n’y en ait pas partout. De même, le silence était de mise
et, donc, la pédagogie constamment collective. Dans les faits, leur
programmation consistait à répartir le programmes du premier trimestre
du CP (les 10 premiers nombres, environ) sur l’ensemble de l’année de
G.S. Et ils utilisaient la même pédagogie qu’au CP.
Souvent, les enseignants se plaignaient de la phase finale de
l’activité, celle où les enfants devaient recopier « au propre », sur
leurs cahiers, ce qu’il convenait que les parents voient (le cahier
était le « petit théâtre » du travail scolaire). Pour les enfants les
plus fragiles, souvent les plus jeunes, les manipulations collectives
viraient au pur rituel et la copie sur le cahier, la même pour tous,
les faisait souffrir, parfois au sens propre. Je suis persuadé que
cette forme d’élémentarisation de la GS de maternelle, différente de
celle qu’on connaît aujourd’hui, a grandement participé au rejet de ce
modèle et à son remplacement, en 1970, par un autre censé être plus
moderne.
Vous savez que de mon point de vue, il n’est évidemment pas
question de prôner un retour à une telle pédagogie. Et cela pour des
raisons relevant de l’efficience de l’apprentissage, mais pas
seulement. En effet, je défends l’idée d’une certaine rupture entre les
méthodes de travail de la GS et celle du CP parce que la première
classe relève de la maternelle alors que la seconde correspond à
l’entrée à la « grande école ». Même si la maternelle n’est pas une «
petite école », il s’agit là d’un passage qui a une valeur initiatique
et qui doit correspondre à des changements dans les divers aspects de
l’activité scolaire (la situation n’est pas exactement la même en cas
de classe unique).
La position générale précédente n’est tenable que parce qu’il est
possible de favoriser le calcul depuis la PS jusqu’à la GS sans adopter
la pédagogie du CP (cf., en autres, les « albums à calculer » que nous
avons mis au point avec André Ouzoulias). Cela fait 25 ans que nous
avons commencé à défendre cette idée et à élaborer des outils
permettant de la mettre en œuvre. Peut-être que pour la première fois,
les futurs programmes accepteront que les enseignants envisagent la
possibilité d’une telle entrée dans le calcul dans le domaine des 10
premiers nombres plutôt que d’apprendre à lire et écrire les nombres
jusqu’à 30 à l’aide d’une file numérotée (dans la réponse à Michel
Delord qui suit, je montre qu’il y a une sorte d’incompatibilité entre
les deux points de vue).
Bien cordialement,
Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 16 mars 2014 à 12:12 |
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Remi Brissiaud à Catherine Huby, le 05 mars 2014 à 08:30
Bonjour Madame Huby,
Aux États-Unis, il est extrêmement fréquent que les auteurs de
méthodes mettent en avant des témoignages d’utilisateurs ainsi que des
évaluations menées en interne. Si je souhaitais le faire, je pourrais
vous faire parvenir des lettres de parents demandant s’il existe des
ouvrages permettant de poursuivre au collège le travail que leur enfant
a commencé avec les nôtres (j’associe tous les enseignants qui ont
travaillé avec moi), je pourrais évoquer que dans les classes
expérimentales, en fin de CM1, 75% des élèves réussissaient la tâche
suivante :
Lequel de ces deux nombres est le plus proche de 7 : est-ce 6,9 ou 7,08 ?
Vous avez bien lu : 75% de réussite au CM1 alors que d’autres
évaluations rapportent seulement 29% de réussite en 5e de collège. Je
pourrais agiter la fibre démocratique en vous disant que le même taux
de réussite s’observait dans des classes de mon « 9 » « 5 », des
classes situées à Sarcelles, par exemple.
Je ne le ferai pas ou, plus exactement, je ne le ferai pas plus
que je ne viens de le faire. La raison : on n’a pas suffisamment de
certitude que de telles réussites se retrouveront chez d’autres
utilisateurs. De telles données ne sont pas récoltées dans des
conditions qui permettent de les interpréter de manière univoque. Il y
a, de plus, l’effet expérimentation. Et concernant la pérennité de bons
résultats éventuels, il y a l’effet inverse, l’obsolescence des leçons
: une même séquence, menée par le même maître plusieurs années de suite
voit son efficacité se dégrader. Il y a surtout la compréhension par
l’utilisateur des raisons pour lesquelles il s’y prend ainsi. Sans une
telle compréhension, les dysfonctionnements sont nombreux.
Pour tendre vers la meilleure reproductibilité possible, je
préfère mettre en avant les raisons des choix correspondants à telle ou
telle progression que nous avons élaborée. Concernant les
décimaux-fractions, par exemple : pourquoi nous préférons introduire
d’abord les fractions décimales en les notant avec des barres de
fractions, et adopter la notation avec la virgule dans un deuxième
temps seulement, pourquoi nous choisissons de n’utiliser cette notation
avec la virgule que lorsque les élèves ont une bonne maîtrise du
maniement des unités, des dixièmes et des centièmes sous forme
fractionnaire, pourquoi nous choisissons d’introduire les notations
fractionnaires alors qu’elles ont un sens de division (c’est une
nouvelle division où l’on partage le reste), etc.
Oui, je crois qu’il faut d’abord mettre les raisons en avant.
C’est ce qui frappe dans le parcours professionnel que vous décrivez :
longtemps, vous semblez accepter de vous couler dans un moule sans
savoir pourquoi il a telle forme plutôt que telle autre. Et lorsqu’on
s’intéresse à la rationalité de vos choix successifs, on tombe sur un
surprenant :
“J’étais toujours dans le camp du bien, du côté des I(D)EN puisque j’utilisais Ermel”
Et il a fallu que vous alliez dans le camp du mal, d’abord avec
mes ouvrages puis avec les vôtres, pour qu’enfin on ait le sentiment
que vous cherchez à mettre des raisons sur vos choix.
Tout ça n’est guère glorieux pour l’institution, évidemment, mais
cela devrait également vous mettre en garde : ne vous considérez pas
comme arrivée dans le « vrai » camp du bien, argumentez patiemment sur
les raisons qui vous conduisent à penser qu’il vaut mieux faire comme
ça plutôt que comme ça, faites-le autrement qu’en convoquant la foi en
des résultats qui ne seront pas nécessairement au rendez-vous chez les
utilisateurs de votre méthode. Et évitez de dire que vous n’êtes qu’ «
une PE de base qui fait les choses comme elle les sent, à l’intuitif,
et selon ce qu’elle voit, au jour le jour, année après année. » Vous
savez que ce n’est pas le cas. Certains de vos lecteurs risquent de
vous suivre dans cette apologie du PE qui ne fonctionnerait qu’à
l’instinct. Je pense que ce n’est pas ce que vous souhaitez.
Bien cordialement,
Rédigé par : Remi Brissiaud | le 05 mars 2014 à 08:30 |
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Rémi Brissiaud à Michel Delord, le 01 mars 2014 à 19:15 [Réponse à
Vacconation contre le PISA-Choc]
Bonjour,
Comme souvent, votre texte "Vaccination contre le PISA-Choc"
est foisonnant, recelant des pépites (l’extrait de Marc Daniel
concernant les capacités d’abstraction supérieures des enfants des
socialement et culturellement aisés, entre autres). On a envie
d’adhérer à votre propos général, certaines idées méritant d’autant
plus qu’on s’y arrête que l’analyse avancée prend à contre-pied les
conceptions naïves (cf. l’analyse des problèmes traditionnels
d’arithmétique élémentaire). Et puis, comme souvent également, je ne
peux pas vous suivre dans certaines simplifications qui sont loin
d’être marginales dans le propos général.
Un résumé de votre propos
Le propos central de votre texte me semble être ce que vous
appelez la « manipulation PISA ». J’essaie de résumer : les
performances en calcul des écoliers français de CM2 se sont effondrées
entre 1987 et 1999, période suivie d’une phase pendant laquelle la
baisse se poursuit mais de manière peu marquée et, en tout cas,
non-significative. J’ai eu plusieurs échanges de courrier avec l’auteur
de l’étude correspondante, Thierry Rocher (DEPP, 2008) et il me semble
que ce sont des faits qu’on peut considérer comme sûrs. Personne ne les
a d’ailleurs contestés publiquement.
PISA concerne des élèves de 3e (CM2 + 4)et 2nde (+5) et, donc, si
la baisse qui vient d’être décrite affecte le niveau des élèves d’âge
PISA, la baisse des performances de ceux-ci a dû se produire entre 1987
+ 4 et 1999 + 5, c’est-à-dire entre 1991 et 2004. Or la première étude
PISA, celle qui sert de référence, date de 2003 : à cette date,
l’essentiel de la baisse a déjà été impacté et, depuis, nous sommes
dans la phase suivante : la baisse continue mais de manière
non-significative. Les résultats de PISA sont tout à fait cohérent avec
cela.
Ce que vous appelez la manip PISA est le fait d’attirer
l’attention sur PISA, donc sur une baisse minime, non significative,
pour mieux masquer les résultats particulièrement inquiétants de
l’étude de la DEPP (2008). Par ailleurs, PISA met en évidence un
accroissement des inégalités liées à l’origine sociale alors que
l’étude de la DEPP montre que la baisse s’effectue dans les mêmes
proportions dans les divers milieux sociaux-culturels. Les médias
nationaux parlent largement du premier phénomène, jamais du second.
Vous y voyez une instrumentalisation de l’argument démocratique de la
lutte contre les inégalités. Il s’agirait, en éludant la baisse
générale de niveau, de ne surtout pas aborder la question des contenus
enseignés.
Et qui seraient les auteurs de la manip PISA ? Le ministère, les
médias nationaux, les syndicats, les pédagogues qui, il y a peu de
temps encore, condamnaient les déclinistes…
Vous avez raison : c’est incroyable qu’exceptés mes différents
écrits sur le sujet, il n’y ait eu aucune tentative d’explication des
résultats de la DEPP (2008). Le silence est assourdissant. Cependant…
Introduire de la complexité dans le rôle des personnes et des institutions
En fait, le rôle des différentes personnes et institutions est
plus complexe que vous le pensez et l’écrivez. Certes, il y a un « plan
com » du ministère (ils en ont tous un !) et il leur est plus facile de
s’accommoder des résultats de l’étude PISA que de ceux de l’étude de la
DEPP (2008). Mais le ministère d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. La
preuve : il a autorisé la publication en octobre dernier d’une nouvelle
étude de la DEPP alors qu’une interprétation hâtive des résultats de
cette étude laisse penser à une hausse récente du niveau à l’entrée au
CP, ce qui ne rentrait pas du tout dans son « plan com ».
A de nombreuses reprises sur un site comme le Café Pédagogique, à
l’Université d’Automne du Snuipp, dans plusieurs regroupements
régionaux de ce même syndicat (bientôt à Lyon), j’ai eu la possibilité
de présenter les résultats de la DEPP (2008), de les analyser et d’en
présenter l’interprétation que je rappellerai plus loin. Concernant ce
syndicat, cela relève d’un certain courage politique : ce n’est pas
évident d’inviter un conférencier qui vient expliquer à ses syndiqués
que leur pratique professionnelle récente n’a pas eu l’effet qu’ils
espéraient. L’accueil est favorable parce que l’analyse est, je crois,
étayée (cf. mon dernier petit ouvrage), parce que j’adopte une
perspective historique, parce que je dessine une alternative en
proposant de renouer avec la culture pédagogique qui était celle de
notre école avant 1970, tout en tenant compte de ce que les recherches
récentes nous ont appris. Je propose une « issue par le haut » en
quelque sorte.
Si l’on considère un média national comme Le Monde, que vous
incriminez particulièrement en la personne de Maryline Baumard, sa
position est plus complexe qu’il n’y paraît. Le ressort profond de ses
interventions (cf. le livre qu’elle a publié en novembre je crois)
semble la conviction qu’il y aurait moins d’échec si l’Éducation
Nationale s’inspirait des pratiques pédagogiques en cours dans les pays
qui sont « premiers de la classe » à PISA et si, plus généralement,
notre école s’appuyait plus sur les résultats des recherches
scientifiques.
Le reproche le plus important que je lui ferais est d’avoir cédé à
un certain académisme concernant ce qu’il faudrait considérer comme «
recherches scientifiques » et, par conséquent, d’être passée à côté de
recherches comme celles d’André Ouzoulias. Et pourtant, en tant que
psychologue cognitiviste, je peux m’avancer : le point de vue d’André
est tout aussi compatible avec l’ « état de la science » que l’est
celui de Stanislas Dehaene qu’elle met fortement en avant. La recherche
scientifique comporte des zones d’ombre qui autorisent des approches
pédagogiques et didactiques très différentes.
En revanche, vous ne pouvez pas penser que Maryline Baumard tente
de créer un PISA-choc pour mieux détourner l’attention de la
problématique des contenus enseignés : en mettant si fortement en avant
les propositions de Stanislas Dehaene concernant l’apprentissage de la
lecture, sans aucune autre proposition qui fasse contrepoint, le moins
qu’on puisse dire est qu’elle prend position concernant ce que seraient
« les bonnes pratiques ».
Instrumentalisation de l’argument de la démocratisation ?
Concernant l’articulation entre démocratisation de l’enseignement
et niveau général de la population scolaire, il me semble délicat
d’argumenter en disant que quelqu’un qui prône la démocratisation,
instrumentalise cet argument. Il faut évidemment se garder de tout
procès d’intention et ce n’est pas simple. Il aurait été plus efficace
et pertinent de souligner le phénomène suivant.
En 1987, comme de tout temps, l’enseignement du calcul était loin
d’être démocratique. Ainsi les enfants des milieux populaires se
concentraient-ils dans la partie gauche de la courbe de Gauss rendant
compte des performances générales. On peut imaginer que les enfants des
milieux populaires sont représentés par des points noirs, les autres
par des points blancs. L’aire en dessous de la courbe de Gauss est
alors gris foncé à gauche avec un dégradé vers le gris clair lorsqu’on
se déplace vers la droite. Les enfants de milieux populaires qui
réussissent à atteindre un niveau donné sont à droite d’une verticale
donnée. En cas de baisse générale du niveau, la courbe se déplace vers
la gauche de cette verticale. Les enfants de milieux populaires qui
réussissent à atteindre le même niveau donné sont moins nombreux en
nombre absolu, mais aussi en pourcentage (l’aire en dessous est
globalement plus blanche). Dans une population qui est inégalitaire au
départ, il n’y a pas de contradiction entre baisse générale du niveau
de façon homogène et aggravation des inégalités.
Et concernant mes prises de position ?
Comme vous le savez, je fais tout ce que je peux depuis très
longtemps pour qu’il y ait un authentique débat concernant les
programmes, dans un esprit pluraliste de liberté pédagogique. Et cela
encore plus depuis que j’ai pris connaissance des résultats de l’étude
de la DEPP de décembre 2008 (comme vous le soulignez, je ne faisais pas
partie des gens qui, auparavant, étaient qualifiés de « déclinistes »).
Cela fait 4 ans, donc, que je défends encore plus vivement, l’idée
qu’il conviendrait de favoriser l’émergence de pratiques pédagogiques
alternatives à celles qui sont recommandées comme « bonnes pratiques »
depuis 1986 (début de ce qu’on peut appeler la « contre-réforme » des
maths modernes). On pourrait espérer que cette idée avance plus vite.
Un des grands mathématiciens français, ayant lu mon dernier petit
ouvrage m’a dit cet été : « C’est très convainquant, je crois que tu as
raison, mais tu vas avoir du mal parce qu’en France, reconnaître qu’on
s’est peut-être trompé… ». C’est un frein. Un autre est que le
ministère a pris une douche froide avec la question des rythmes
scolaires et qu’il est devenu prudent à l’extrême. Bref, c’est loin
d’être gagné.
Vous ne m’aidez guère en me collant l’étiquette d’ « héritier des
réformes de 70 ». Pourquoi faites-vous cela ? Serait-ce parce que je
vous ai écrit :
« Il est vrai que je me revendique un héritier d’un certain esprit
qui a présidé à la réforme de 1970 : celui qui consiste à débattre des
options didactiques en s’appuyant sur l’avis raisonné des praticiens,
sur des arguments de nature épistémologique et sur les résultats de la
psychologie scientifique. »
Je me revendique seulement comme héritier « d’un certain esprit »,
celui consistant notamment à s’appuyer sur les résultats des recherches
en psychologie scientifique. C’est à cette époque, en effet, que
certains ont commencé à le faire (la psychologie de l’époque était
celle de Piaget) et il me semble que cela ne cessera plus. Celui qui
est irrité par une prise de pouvoir des chercheurs en psychologie,
celui qui la juge indue, n’a pas le choix : il doit, comme je l’ai
fait, comme André l’a fait, se plonger dans les recherches, quitte à
devenir un chercheur qui insiste plus sur les zones d’ombre que sur les
certitudes issues de cette science.
Mais les travaux de psychologie scientifique n’ont jamais été ma
seule référence. Dès 1989, je m’appuyais sur les textes des pédagogues
d’avant 1970 pour rédiger des articles intitulés : « Compter à l’école
maternelle ? Oui, mais… » ; « Le comptage en tant que pratique verbale
: un rôle ambivalent dans le progrès des enfants », etc. Vous pourriez
me coller l’étiquette d’héritier des pédagogues d’avant la réforme de
1970. Elle me va aussi bien que celle que vous avez retenue.
En fait, je vous rappelle ce que je crois depuis la fin des années
80 : la réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines
problématiques, mais elle a eu un défaut très important, celui de
condamner, au nom du modernisme, tout ce qui avait précédé. Ce faisant,
elle a conduit à l’oubli de ce qui l’avait précédé et, lors de la
contre-réforme de 1986, l’école française s’est inspirée de la culture
pédagogique nord américaine, via les travaux d’une psychologue
états-unienne, Rochel Gelman, alors qu’elle aurait dû revisiter sa
propre culture.
Comme vous n’êtes vraisemblablement pas convaincu du fait que la
réforme de 1970 a été source de progrès concernant certaines
problématiques, je reproduis ici le commentaire [commentaire n°24, MD]
d’une professeure des écoles [sur la note "L'ordre des facteurs sonne toujours trois fois", MD] du blog de Catherine Huby (il a été mis en ligne il y a peu de jours) :
«
Perso, ne mettant pas d’unités dans les calculs (qui ainsi passent à
l’état d’abstraction mathématique), je le leur fais lire comme une
phrase, de gauche à droite : 3X50 se lit chez moi « trois fois
cinquante ». Et tant pis si c’est faux. Cela ne change rien à leur
compréhension et à leur méthode.
(Je parle d’ailleurs, explicitement, toute l’année, de « phrase mathématique », ce qui est bien pratique pour la soustraction.)
Comme on a constaté plusieurs fois,
puis admis, que 6×4 donnait le même résultat que 4×6, on utilise
l’ordre que l’on veut pour la résoudre, d’abord en passant par
l’addition itérée, puis par la résolution grâce aux tables.
Si j’ai 50 malabars à 3 centimes, une
fois posée 50X3, on ne raisonne plus que sur des nombres. Et du coup,
on va au plus simple : 50+50+50 sera plus rapide que 3+3+3+3+….+3.
En posant le calcul sans unités, mes
élèves sont amenés à oublier les malabars et les centimes, et à
résoudre un problème uniquement de technique opératoire.
Le résultat trouvé, on revient à la
question posée, afin de rédiger une phrase de réponse qui corresponde
au problème particulier : là, on mettra l’unité.
L’obstacle soulevé par M. Brissiaud
est alors contourné par le passage temporaire à un raisonnement sur des
nombres et non plus sur des quantités particulières. Et du coup,
l’entraînement décontextualisé, visant à acquérir des automatismes,
prend tout son sens. »
Avant 1970, jamais une institutrice n’aurait pu s’exprimer de
cette manière, jamais elle n’aurait osé omettre l’unité dans ses «
phrases mathématiques », persuadée que ses élèves n’y comprendraient
plus rien. Oui, sincèrement, je pense que la réforme de 1970 a ouvert
des possibles concernant la recherche des meilleures voies vers
l’abstraction mathématique.
J’aimerais terminer en répétant encore une fois que vous avez
raison : l’absence de débat concernant les causes de l’effondrement des
performances en calcul entre 1987 et 1999 est le signe que notre
système éducatif dysfonctionne gravement. À mon sens, les causes en
sont plus complexes que celles que vous avancez, mais cette partie de
votre diagnostic n’en reste pas moins fondée.
Bien cordialement.
PS : j’attends avec intérêt votre texte concernant mon analyse de l’effondrement des performances en calcul.
Rédigé par : Rémi Brissiaud | le 01 mars 2014 à 19:15 |
Monsieur Bkouche,
Quand vous dites : « Quant à la distinction cardinal/ordinal, elle commence bien avant l’étude de l’infini et de la théorie des ensembles, mais c’est peut-être d’abord une distinction langagière qui relève de la grammaire. », vous avez raison et votre propos est très proche du mien : la distinction n’est pas mathématique, elle renvoie à deux types de situations différentes (mesure des grandeurs et représentation des rangs) mais aussi à deux façons de s’exprimer : les quatre lapins vs. le quatrième lapin ou le lapin numéro 4 (en contexte ordinal, on s’exprime d’une façon ou de l’autre).
Quand vous dites : « Ce qui vous dérange c’est l’aspect empirique du comptage dans lequel se mêlent diverses opérations. », j’avoue que je ne comprends pas. Je recommande de ne pas enseigner le comptage comme un numérotage : « le un, le deux, le trois, le quatre », mais de l’enseigner comme un dénombrement : « un ; et encore un, deux ; et encore un, trois ; et encore un quatre ». Expliquez-moi en quoi une façon de s’y prendre serait plus ou moins « empirique » que l’autre. Franchement, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Quand je compare les deux façons d’enseigner précédente, la seconde est, pour moi, plus explicite que la première. Êtes-vous en train de suggérer qu’il faudrait s’y prendre de la première façon, afin de créer un obstacle à la compréhension des élèves pour qu’ultérieurement ils puissent mieux surmonter cet obstacle ? Êtes-vous sûr que c’est ce que Gaston Bachelard a essayé de nous dire ?
Bien cordialement,
Rémi Brissiaud