Rémi Brissiaud sur le blog Education de Luc Cédelle - Février 2014


Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 28 février 2014 à 08:47
Rémi Brissiaud à Catherine Huby, via Guy Morel le 28 février 2014 à 08:29
Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 26 février 2014 à 09:14
Remi Brissiaud à Rudolf Bkouche, Guy Morel, Michel Delord, le 19 février 2014 à 19:49
Remi Brissiaud à Guy Morel, le 19 février 2014 à 19:40

NB : Les liens infra renvoient aux commentaires originaux sur le blog de Luc Cédelle

Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 28 février 2014 à 08:47

Bonjour,

A la fin des années 80, j’ai essayé dans divers écrits de diffuser les travaux d’une chercheuse post-piagétienne comme Jacqueline Bideaud (et ceux d’autres chercheurs d’ailleurs : Jacques Lautrey, des anglo-saxons…), travaux qui rejoignaient ce que vous dites concernant l’approche structuraliste de Piaget, l’impossibilité de définir des stades comme il le faisait, etc.

Il n’en reste pas moins que l’apport essentiel de Piaget a été de mettre la compréhension des concepts arithmétiques élémentaires du côté de la prise de conscience des propriétés des actions (cf., par exemple, la notion d’ »invariant opératoire ») et j’avoue que la distinction entre généralisation empirique et généralisation constructive (ou encore entre abstraction simple et abstraction réfléchissante) me semble éclairante, y compris pour distinguer des comportements d’élèves (les nombres sont un domaine où le constat empirique ne conduit pas au ha ! ha ! comme lors de la mise en relation de plusieurs façons de faire).

C’est tout, mais c’est beaucoup parce que cela tranche avec un verbalisme très fréquent chez les anglo-saxons (la compréhension serait là dès que le verbe est conforme) et avec le nativisme qui nous explique que tout est déjà là depuis le départ et qu’il suffirait ensuite que l’expérience fasse son effet.

Bien cordialement.
Rémi Brissiaud, le 28 février 2014 à 08:47

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Rémi Brissiaud à Catherine Huby, via Guy Morel le 28 février 2014 à 08:29

Via Guy Morel, ce commentaire s’adresse à Madame Huby.

Bonjour,

Au début de votre article (sur votre blog), vous écrivez un paragraphe qui, il me semble, se veut un résumé de ce que j’aurais écrit ici (blog de Luc Cédelle) :

« Si l’enfant de sept ans à huit ans peut, de lui-même, comprendre que l’achat de trois bonbons à 50 centimes pièce lui feront dépenser 150 centimes, il (serait) quasiment impossible de réaliser que l’achat de 50 bonbons à 3 centimes lui coûterait aussi 150 centimes. »

Pensez-vous réellement qu’il s’agit là d’un résumé de ce que j’ai dit ? J’ai dit que, dans un contexte qui n’est pas inducteur de l’usage d’une opération (contexte de problèmes mélangés, par exemple), le taux d’échec à une forme simplifiée du premier problème (3 fois 10 !) est étonnamment élevé (0,53) à l’entrée au CE1. Pour moi, cela signifie le contraire du fait que les enfants pourraient comprendre « par eux-mêmes » ce type de situations. J’en déduis même que durant l’année de CP, il faut davantage travailler ces situations où l’usage de l’addition répétée suffit pour obtenir la solution.
J’ai également dit qu’au début du CE1, il convient de continuer ce travail parce que je vois mal comment un enfant qui ne comprend pas l’addition répétée pourrait comprendre la multiplication. Vous dites que certains de vos élèves de CE1 sont faibles en résolution de problèmes. Etes-vous sûre que cela ne les auraient pas aidés de travailler plus longuement l’addition répétée avant de leur enseigner la multiplication ?
J’ai enfin dit que, lorsqu’un enseignant de CE1 juge que ses élèves comprennent la situation d’addition répétée, il peut enseigner la multiplication et proposer des problèmes du 2e type (avant d’enseigner la technique opératoire en colonnes). Je n’ai donc jamais dit que ce serait quasiment impossible : je ne le pense pas puisque je le fais.

Les situations que j’utilise pour enseigner le signe « x » et la commutativité sont proches de celle que vous décrivez (en fait, j’essaie que les élèves en restent moins à un constat empirique, mais ce serait trop long à décrire ici). Une différence importante entre nous est que je n’enseigne pas la multiplication en colonnes dès ce moment : auparavant, les enfants doivent résoudre des problèmes variés du type 50 fois 3, 10 fois 7, 14 fois 2, etc. en écrivant la multiplication en ligne. En effet, comme ils ont été entraînés à résoudre mentalement les problèmes 3 fois 50, 7 fois 10, 2 fois 14, etc., ils trouvent mentalement la solution à ces nouveaux problèmes (c’est le même calcul !). De manière générale, quand la solution peut être trouvée mentalement, on voit mal pourquoi il faudrait inciter les enfants à poser l’opération.

Ce que vous décrivez, rédaction de la solution à gauche de la feuille de papier, opération posée à droite, est typique de la pédagogie traditionnelle de la résolution de problèmes avant 1970 (comme vous le savez, sous ma plume cela n’équivaut à aucune condamnation a priori). Il a cependant été reproché à cette pédagogie de développer chez les élèves l’idée que le succès dépendrait seulement du choix de la ou des « bonnes opérations » et de conduire un trop grand nombre d’élèves à choisir la « bonne opération » sur des indices superficiels (mots inducteurs, opération qui est la vedette du moment dans la classe, etc.) Le pire est que souvent, ils tombent effectivement sur la bonne opération et, donc, trouvent la bonne réponse ! Quand c’est le cas, les enseignants se réjouissent alors qu’ils devraient s’en abstenir parce que la réussite de ces élèves n’est qu’apparente. Vous parlez d’un élève dont le « pilote automatique » est « mal programmé ». Malheureusement, il y a vraisemblablement d’autres élèves dont le « pilote automatique » semble « bien programmé » alors que dans un contexte moins balisé, ce « pilote automatique » est susceptible de subir des défaillances tout aussi graves. Ces élèves donnent l’illusion de comprendre alors que ce n’est pas le cas et, sur le long terme, ils échouent le plus souvent.

J’espère pour vous, et pour vos élèves surtout, que ce n’est pas le cas dans votre classe. En fait, d’après ce que vous décrivez, il est impossible de trancher. Comme vous le dites, tout est bien balisé dans votre classe (« j’ai cette année des élèves faibles en résolution de problème et je préfère leur donner confiance en eux plutôt que les noyer »), mais vous n’avez guère le choix : si vous voulez savoir où ils en sont, il faut les mettre dans une situation qui n’induit plus le choix de telle ou telle opération. Ne vous rassurez pas en constatant que même l’élève au « pilote automatique mal programmé » est capable d’inventer un problème de multiplication dans le contexte de la séquence que vous décrivez : j’ai passé des dizaines d’heures à demander à des élèves d’inventer des problèmes dans des contextes ouverts et je peux vous assurer qu’environ 20% des élèves de CE2 qui se comportent tout à fait normalement dans les situations entraînées, dérapent de manière très inquiétante dès qu’on en sort. On est loin des 75% d’élèves que décrivait Stella Baruck, mais quand même : on ne peut pas s’en satisfaire.

Procédez à une évaluation contenant des problèmes mélangés d’addition, de soustraction, de multiplication, de division avec tantôt un nombre à 1 chiffre et un nombre à 2 chiffres (y compris pour l’addition et la soustraction), tantôt deux nombres à 2 chiffres. Même si la multiplication par un nombre à 2 chiffres n’est pas au programme du CE1, il est possible de proposer un problème comme celui-ci : « Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 13 paquets de 10 gâteaux ? » (vos élèves doivent savoir que 13 dizaines, c’est 130, sinon je vois mal ce qu’ils ont pu comprendre des retenues dans les opérations posées). Et, concernant la division : « On dispose de 70 fleurs et l’on fait des bouquets de 10 fleurs. Combien de bouquets peut-on faire ? ».

Si vous avez 13 CE1, par exemple et s’il y en a 2-3 qui échouent assez largement, rassurez-vous : il n’y a pas de microclimat au-dessus de votre école. Je pense même qu’il serait préférable que vous respectiez mieux l’inquiétude vos collègues d’antan qui s’y prenaient comme vous le faites aujourd’hui, qui n’en ont pas été pleinement satisfaits et qui ont essayé de s’y prendre différemment : votre satisfaction est grande, leur inquiétude était respectable.
Rémi Brissiaud, le 28 février 2014 à 08:29

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Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 26 février 2014 à 09:14

À Monsieur Bkouche,

N’avez-vous pas compris que chacun de vos nouveaux commentaires est consacré à me faire un reproche qui n’a pas de raison d’être ? Dans ce dernier texte, vous dîtes que j’oublierais de parler des grandeurs pour définir la multiplication. Je vous renvoie donc à un texte qui date de 2006 et qu’on trouve sur le site de Michel Delord.
http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf

Venons-en à ce qui constitue le corps de (ma) réponse (à Michel Delord) : la question des « nombres concrets ». Il semble me considérer comme un défenseur de la lettre du texte instituant la réforme de 1970. Si c’est le cas, il se trompe de cible : il me semble avoir été, il y a plus de 15 ans, parmi les premiers à proposer aux élèves des exercices où ils sont conduits à écrire des égalités telles que : « 6 cm = 60 mm » ou « 1/4m = … cm ». Et, en divers endroits, j’ai montré que je ne considérais nullement la production d’une écriture telle que « 4 € + 2 € 30 = 6 € 30 » comme la transgression d’un tabou.
Par ailleurs, j’ai été un des seuls pédagogues à adopter une position très mesurée vis-à-vis de la pratique pédagogique encore courante aujourd’hui qui consiste, lors d’une résolution de problèmes où l’on cherche le résultat d’une addition répétée, à faire écrire aux élèves le multiplicande en premier (sans indication écrite de l’unité mais en interprétant oralement le nombre correspondant comme celui qui indique l’unité du résultat) et le multiplicateur en second. Dans le livre du maître que Michel Delord cite dans son texte, je dis explicitement que cela revient à faire pratiquer aux élèves ce qu’il appelle une « analyse dimensionnelle ». La seule différence entre cette pratique pédagogique et l’usage ancien des « nombres concrets » est que l’analyse dimensionnelle se fait alors de manière orale. On comprend bien pourquoi cette pratique pédagogique peut avoir un effet bénéfique et, en l’absence d’étude scientifique sur l’effet d’une telle pratique, il ne convient surtout pas de la condamner.

Quant à Piaget, son œuvre mérite un bilan beaucoup plus circonstancié que celui auquel vous vous livrez de façon rapide. Concernant les premiers apprentissages numériques, l’alliance de l’empirisme nord américain et du nativisme a, ces 30 dernières années, beaucoup influencé notre pédagogie. J’ai essayé de montrer que cela a eu un effet délétère (cf. mon dernier ouvrage).
Rémi Brissiaud, le 26 février 2014 à 09:14

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Remi Brissiaud à Rudolf Bkouche, Guy Morel, Michel Delord, le 21 février 2014 à 19:49

Cher Monsieur BKouche, cher Monsieur Morel, cher Monsieur Delord

Guy Morel écrit : « Le regretté André Ouzoulias reconnaissait, dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que (la) formation (des maîtres) avait pu verser dans un certain dogmatisme ».

Je ne voudrais pas que les lecteurs de ce blog pensent qu’André avait découvert cela de manière récente. Toute notre carrière, nous n’avons cessé de nous battre pour une formation mieux informée des résultats des recherches scientifiques, une formation critique et pluraliste.

Lisez mon dernier texte sur le café pédagogique : je plaide même pour des programmes qui offrent la possibilité d’approches pédagogiques (didactiques ?) différentes et pour des documents d’accompagnement qui explicitent les points forts et les points faibles des différentes approches. Je plaide pour une forme d’évaluation qui consiste, pour un binôme d’étudiants, à ce que l’un d’eux tire au sort un choix didactique possible : « Enseigner les 4 opérations, y compris leurs signes opératoires, dès le CP », par exemple. Puis l’étudiant doit défendre cette position du mieux possible, l’autre étudiant défendant la position alternative : « Ne pas le faire ». Et ceci sans préjuger de ce que feront l’un et l’autre quand ils auront leur classe. L’idée étant qu’un futur maître fera d’autant mieux la classe qu’il se sera approprié les arguments en faveur de son choix (quel qu’il soit) ainsi que les arguments contre. Ce dernier point est important : lorsqu’un enseignant connaît les dysfonctionnements qu’on observe le plus souvent avec le choix qui est le sien, il repère bien mieux les signaux de tels dysfonctionnements.

Rudolf Bkouche est critique envers « la didactique des mathématiques ». Il faudrait s’entendre sur ce que recouvre cette expression. J’utilise plus volontiers le mot « didactique » comme adjectif qu’en tant que nom. En effet, les travaux (thèses, articles…) qui se présentent comme relevant de « la didactique des mathématiques » me semblent avoir un point commun extrêmement gênant : on y sent le souci de maintenir à l’extérieur de « la didactique » quiconque n’a pas suivi la filière universitaire qu’ils défendent comme une forteresse assiégée.
Je suis intervenu 3 fois au séminaire national de didactique des mathématiques, pour présenter des recherches qui, ma foi, n’ont pas si mal vieilli que ça. Et pourtant, dans les thèses de didactique des mathématiques, jamais le contenu de ces interventions n’a été mentionné une seule fois.
Mon premier ouvrage a été traduit en espagnol et en portugais, j’ai écrit divers articles dit « scientifiques » en français et en anglais sur le thème de l’enseignement / apprentissage de l’arithmétique élémentaire, mais ceux-ci, aux yeux des didacticiens orthodoxes, ont le tort de se trouver dans des ouvrages ou revues de psychologie. L’un de ces textes a été commenté sur 3 pages dans un ouvrage paru simultanément à New-York, Adélaïde et Pékin et écrit par l’une des vedettes de la psychologie mondiale (Brian Butterworth : il avait pronostiqué l’Alzheimer de Reagan dès son 2e discours d’investiture). Et pourtant, dans les travaux relevant de « la didactique », je n’apparais jamais comme un chercheur digne d’intérêt : je suis soit l’auteur de manuels scolaires, soit un psychologue et, donc, tenant d’une autre approche que celle de « la didactique », une approche sur laquelle il vaut mieux ne pas s’attarder parce que seule « la didactique » serait à même d’étudier la façon dont se diffusent les savoirs mathématiques.

Peut-être aurez-vous compris que je ne fais pas pleinement partie de cette communauté ? Pour autant, je continuerai à lire leurs travaux et à proposer des interventions dans leurs séminaires et colloques quand cela me semblera pertinent, en espérant qu’un jour ils prendront conscience de la stupidité de cette attitude de forteresse assiégée. Toujours est-il, que s’il avait su cela, Rudolf Bkouche n’aurait certainement pas rédigé son dernier paragraphe à l’identique.

Dernier point concernant la conceptualisation de la multiplication : évidemment que le concept de commutativité ne va pas résulter du constat que dans un cas, ça marche (50 objets à 3 cruzeiros coûtent le même prix que 3 objets à 50 cruzeiros), ni même que dans 100 cas, 1000 cas… ça marche. Dans les années 60, Jean Piaget distinguait les généralisations empiriques et les généralisations constructives, celles qui tirent leurs raisons d’une réflexion sur les actions. Il n’y a pas de conceptualisation sans généralisation et, bien évidemment, les concepts arithmétiques sont des exemples privilégiés de concepts résultant d’une généralisation constructive (Piaget s’appuie beaucoup dessus). Prendre comme support empirique un quadrillage de 3 lignes et 4 colonnes, comme le préconise Michel Delord, pour mettre en relation les deux façons de le remplir ou de le former (3 rangées de 7 objets et 7 rangées de 3 objets), est un moyen de favoriser la prise conscience du fait que cela resterait vrai avec d’autres nombres. Je le fais depuis que je construis des progressions sur la multiplication. Guy Brousseau (le « père » de « la didactique des mathématiques ») le faisait avant moi et, très probablement, d’autres pédagogues avant.

Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.

Rémi Brissiaud, le 21 février 2014 à 19:49

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Remi Brissiaud à Guy Morel, le 19 février 2014 à 19:40

Bonjour M. Morel,

J’ai déjà eu un échange avec vous qui s’était terminé par l’expression d’excuses que j’ai bien volontiers acceptées http://www.cahiers-pedagogiques.com/L-enseignement-du-comptage-en-debat. Vous vous adressiez à moi comme si j’étais la force invitante à un colloque ministériel alors que ce n’était pas le cas. En fait, je n’avais même pas été invité à intervenir lors de ce colloque. De façon générale, le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, je n’ai guère été sollicité par un ministre quel qu’il soit (pas plus que ne l’a été mon ami André Ouzoulias. Pour lui, c’est définitif).

De nouveau, je trouve votre parole rapide et, de ce point de vue, vous conservez un style déplaisant qui explique que, bien que je trouve que les idées du GRIP méritent souvent d’être débattues (j’ai d’ailleurs essayé plusieurs fois de le faire), je m’abstiens le plus souvent de le faire aujourd’hui.

Vous écrivez : « J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un jour prochain, il feuillette les pages du DP (dictionnaire pédagogique) de Buisson de 1887 consacrée à la question. »
Si je comprends bien, ma lecture des pédagogues d’avant 1970 (date de la réforme des maths modernes) serait récente et celle du DP de Buisson à venir. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?

Lisez mon ouvrage de 1989 (Comment les enfants apprennent à calculer ? – notez la présence du mot « calculer » et non « compter ») et vous verrez qu’il n’en est rien. Il contient de nombreuses citations de pédagogues d’avant 1970 sur lesquelles je m’appuie (en complément de résultats de recherches) pour affirmer qu’il faut d’emblée viser l’enseignement du calcul à l’école et pour émettre une mise en garde : l’enseignement du comptage, tel qu’il s’effectue dans les familles, a un rôle ambivalent concernant le progrès vers le calcul. Nos prédécesseurs dans le métier s’en méfiaient comme de la peste. Une question au passage : la découverte de ce phénomène ne serait-elle pas récente au sein du Grip ? Sinon, comment expliquer que Catherine Huby ait intitulé son manuel de CP et, pire, de CE1 : « Compter, calculer au CE1 » ? (voir aussi les interventions de Catherine Huby sur le site pré-cité).

Quant au dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, je l’ai lu la première fois en 1977 (j’étais en « stage d’adaptation » parce qu’ancien professeur de lycée, je devenais professeur d’école normale). Je suppose que vous êtes convaincu du contraire parce que je ne fais pas miennes toutes les recommandations du dictionnaire. Mais comment faut-il qualifier le rapport à un ouvrage qui consisterait à en épouser systématiquement les thèses ? À un niveau général, mon accord avec les thèses défendues dans le DP, est profond mais dans le détail, je pense qu’avec les connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut nuancer ce qui y est dit et ne pas systématiquement retenir ce qui y est préconisé.
Je prendrai comme exemple un extrait du texte de Michel Delord auquel vous renvoyez dans votre billet :
“Jusqu’en 1970, on apprend simultanément le calcul et la numération : au programme de CP figure les quatre opérations car par exemple il n’est pas possible d’apprendre la numération sans connaitre la multiplication puisque 243 signifie bien 2 fois100 plus 4 fois 10 plus 3.”

Pour moi, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la multiplication au CP pour savoir que 43, c’est 4 fois 10 plus 3, l’addition répétée suffit. Il faut savoir que 40 = 10 + 10 + 10 + 10, ce qui peut évidemment se dire : 40, c’est 4 fois 10. En effet, le mot « fois » fait partie du langage quotidien et il n’est pas nécessaire de l’avoir associé à la multiplication et au signe « x » pour l’utiliser. Nous allons voir en effet qu’utiliser le signe « x » et le mot « multiplication » à ce niveau de la scolarité n’est pas sans inconvénient. Pour s’en rendre compte, on peut se rapporter aux résultats d’une recherche menée à Recife, au Brésil. Schlieman et collègues (1998) proposent ces deux problèmes à des enfants entre 8 et 12 ans qui sont « vendeurs des rues » et qui n’ont jamais fréquenté l’école :
(1) Combien faut-il payer en tout pour acheter 3 objets à 50 cruzeiros l’un ?
(2) Combien faut-il payer en tout pour acheter 50 objets à 3 cruzeiros l’un ?
75% de ces enfants qui n’ont jamais entendu parler de la multiplication et qui ne connaissent pas le signe « x », réussissent le problème (1). Concernant le problème (2), avec les mêmes enfants des rues, on observe un taux de réussite de… 0%.

Il faut en tirer les conséquences : le problème (1) n’est pas un problème de multiplication, on peut le réussir sans avoir étudié cette opération, c’est un problème d’addition répétée. En revanche, le problème (2) est un authentique problème de multiplication : on ne peut pas le réussir sans avoir étudié cette opération. En effet, l’échec au problème (2) ne s’explique pas parce que les enfants ne comprennent pas la situation parce que c’est la même situation que celle qui est décrite dans le problème (1) ; il ne s’explique pas non plus parce que les enfants ne savent pas calculer 3 fois 50 (sinon ils échoueraient au premier problème) ; il s’explique parce que des enfants non scolarisés ne savent pas que 50 fois 3 et 3 fois 50 conduisent au même nombre (commutativité). Les enfants de la rue cherchent à faire : 3 + 3 + 3 + 3 +… et, bien entendu, ils ne s’en sortent pas. Comprendre une opération, c’est en comprendre les propriétés essentielles, comme la commutativité de la multiplication, les propriétés que les chercheurs qualifient de « conceptuelles ».

Dans un article publié dans la revue Developmental Science (Brissiaud et Sander, 2010), nous avons montré que pour chacune des principales situations qui donnent du sens aux 4 opérations, on peut distinguer comme ci-dessus 2 sortes de problèmes : des problèmes comme le (1) dont la réussite atteste la compréhension de la situation et des problèmes comme le (2) dont la réussite atteste que l’enfant a commencé à comprendre l’opération arithmétique parce qu’il en utilise une propriété conceptuelle.
Pour la multiplication et la division, une façon de lutter contre l’échec scolaire consiste à commencer par s’assurer que les enfants comprennent les situations qui donnent du sens à ces opérations en leur proposant des problèmes comme le (1) (sans parler de l’opération, ce n’est pas nécessaire) avant, dans un deuxième temps, de définir l’opération aux enfants en s’appuyant sur des problèmes comme le (2). La raison : les enfants n’ont pas tout à apprendre en même temps, la progressivité est meilleure. On risque moins de se retrouver avec des élèves qui, face à un problème, ne cherchent plus à comprendre la situation décrite et choisissent une opération selon l’air du temps.

Par ailleurs, lorsque vous dites à un enfant : « Comme 50 fois 3 et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la multiplication… », l’enseignement correspondant est plus explicite: lors de la première rencontre avec la multiplication, vous mettez l’accent sur une propriété essentielle de cette opération, vous ne leurrez pas les enfants en leur faisant croire que vous leur enseignez la multiplication alors que vous ne faites que leur enseigner l’addition répétée.
Ferdinand Buisson ne pouvait pas savoir tout cela. Même s’il avait raison sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le fait que comprendre le nombre 8, c’est savoir que 8 = 7 + 1 ; 8 = 10 – 2 ; 8 = 4 + 4 etc., je ne pense pas que l’absence de l’écriture 8 = 4 x 2 soit un manque important.

Bref, au-delà du fait que je vous ai convaincu ou non, le DP de Buisson a-t-il figé à jamais notre connaissance des phénomènes didactiques ou bien y a-t-il place pour une recherche de meilleures progressions ? Et pourquoi quiconque se situant dans une telle dynamique ne mériterait que le sarcasme ?
Rémi Brissiaud, le 19 février 2014 à 19:40