Rémi Brissiaud sur le blog Education de Luc Cédelle - Février 2014
NB : Les liens infra renvoient aux commentaires originaux sur le blog de Luc Cédelle
Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 28 février 2014 à 08:47
Bonjour,
A la fin des années 80, j’ai essayé dans divers écrits de diffuser
les travaux d’une chercheuse post-piagétienne comme Jacqueline Bideaud
(et ceux d’autres chercheurs d’ailleurs : Jacques Lautrey, des
anglo-saxons…), travaux qui rejoignaient ce que vous dites concernant
l’approche structuraliste de Piaget, l’impossibilité de définir des
stades comme il le faisait, etc.
Il n’en reste pas moins que l’apport essentiel de Piaget a été de
mettre la compréhension des concepts arithmétiques élémentaires du côté
de la prise de conscience des propriétés des actions (cf., par exemple,
la notion d’ »invariant opératoire ») et j’avoue que la distinction
entre généralisation empirique et généralisation constructive (ou
encore entre abstraction simple et abstraction réfléchissante) me
semble éclairante, y compris pour distinguer des comportements d’élèves
(les nombres sont un domaine où le constat empirique ne conduit pas au
ha ! ha ! comme lors de la mise en relation de plusieurs façons de
faire).
C’est tout, mais c’est beaucoup parce que cela tranche avec un
verbalisme très fréquent chez les anglo-saxons (la compréhension serait
là dès que le verbe est conforme) et avec le nativisme qui nous
explique que tout est déjà là depuis le départ et qu’il suffirait
ensuite que l’expérience fasse son effet.
Bien cordialement.
Rémi Brissiaud, le 28 février 2014 à 08:47
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Rémi Brissiaud à Catherine Huby, via Guy Morel le 28 février 2014 à 08:29
Via Guy Morel, ce commentaire s’adresse à Madame Huby.
Bonjour,
Au début de votre article (sur votre blog), vous écrivez un
paragraphe qui, il me semble, se veut un résumé de ce que j’aurais
écrit ici (blog de Luc Cédelle) :
« Si l’enfant de sept ans à huit ans peut, de lui-même, comprendre
que l’achat de trois bonbons à 50 centimes pièce lui feront dépenser
150 centimes, il (serait) quasiment impossible de réaliser que l’achat
de 50 bonbons à 3 centimes lui coûterait aussi 150 centimes. »
Pensez-vous réellement qu’il s’agit là d’un résumé de ce que j’ai
dit ? J’ai dit que, dans un contexte qui n’est pas inducteur de l’usage
d’une opération (contexte de problèmes mélangés, par exemple), le taux
d’échec à une forme simplifiée du premier problème (3 fois 10 !) est
étonnamment élevé (0,53) à l’entrée au CE1. Pour moi, cela signifie le
contraire du fait que les enfants pourraient comprendre « par eux-mêmes
» ce type de situations. J’en déduis même que durant l’année de CP, il
faut davantage travailler ces situations où l’usage de l’addition
répétée suffit pour obtenir la solution.
J’ai également dit qu’au début du CE1, il convient de continuer ce
travail parce que je vois mal comment un enfant qui ne comprend pas
l’addition répétée pourrait comprendre la multiplication. Vous dites
que certains de vos élèves de CE1 sont faibles en résolution de
problèmes. Etes-vous sûre que cela ne les auraient pas aidés de
travailler plus longuement l’addition répétée avant de leur enseigner
la multiplication ?
J’ai enfin dit que, lorsqu’un enseignant de CE1 juge que ses
élèves comprennent la situation d’addition répétée, il peut enseigner
la multiplication et proposer des problèmes du 2e type (avant
d’enseigner la technique opératoire en colonnes). Je n’ai donc jamais
dit que ce serait quasiment impossible : je ne le pense pas puisque je
le fais.
Les situations que j’utilise pour enseigner le signe « x » et la
commutativité sont proches de celle que vous décrivez (en fait,
j’essaie que les élèves en restent moins à un constat empirique, mais
ce serait trop long à décrire ici). Une différence importante entre
nous est que je n’enseigne pas la multiplication en colonnes dès ce
moment : auparavant, les enfants doivent résoudre des problèmes variés
du type 50 fois 3, 10 fois 7, 14 fois 2, etc. en écrivant la
multiplication en ligne. En effet, comme ils ont été entraînés à
résoudre mentalement les problèmes 3 fois 50, 7 fois 10, 2 fois 14,
etc., ils trouvent mentalement la solution à ces nouveaux problèmes
(c’est le même calcul !). De manière générale, quand la solution peut
être trouvée mentalement, on voit mal pourquoi il faudrait inciter les
enfants à poser l’opération.
Ce que vous décrivez, rédaction de la solution à gauche de la
feuille de papier, opération posée à droite, est typique de la
pédagogie traditionnelle de la résolution de problèmes avant 1970
(comme vous le savez, sous ma plume cela n’équivaut à aucune
condamnation a priori). Il a cependant été reproché à cette pédagogie
de développer chez les élèves l’idée que le succès dépendrait seulement
du choix de la ou des « bonnes opérations » et de conduire un trop
grand nombre d’élèves à choisir la « bonne opération » sur des indices
superficiels (mots inducteurs, opération qui est la vedette du moment
dans la classe, etc.) Le pire est que souvent, ils tombent
effectivement sur la bonne opération et, donc, trouvent la bonne
réponse ! Quand c’est le cas, les enseignants se réjouissent alors
qu’ils devraient s’en abstenir parce que la réussite de ces élèves
n’est qu’apparente. Vous parlez d’un élève dont le « pilote automatique
» est « mal programmé ». Malheureusement, il y a vraisemblablement
d’autres élèves dont le « pilote automatique » semble « bien programmé
» alors que dans un contexte moins balisé, ce « pilote automatique »
est susceptible de subir des défaillances tout aussi graves. Ces élèves
donnent l’illusion de comprendre alors que ce n’est pas le cas et, sur
le long terme, ils échouent le plus souvent.
J’espère pour vous, et pour vos élèves surtout, que ce n’est pas
le cas dans votre classe. En fait, d’après ce que vous décrivez, il est
impossible de trancher. Comme vous le dites, tout est bien balisé dans
votre classe (« j’ai cette année des élèves faibles en résolution de
problème et je préfère leur donner confiance en eux plutôt que les
noyer »), mais vous n’avez guère le choix : si vous voulez savoir où
ils en sont, il faut les mettre dans une situation qui n’induit plus le
choix de telle ou telle opération. Ne vous rassurez pas en constatant
que même l’élève au « pilote automatique mal programmé » est capable
d’inventer un problème de multiplication dans le contexte de la
séquence que vous décrivez : j’ai passé des dizaines d’heures à
demander à des élèves d’inventer des problèmes dans des contextes
ouverts et je peux vous assurer qu’environ 20% des élèves de CE2 qui se
comportent tout à fait normalement dans les situations entraînées,
dérapent de manière très inquiétante dès qu’on en sort. On est loin des
75% d’élèves que décrivait Stella Baruck, mais quand même : on ne peut
pas s’en satisfaire.
Procédez à une évaluation contenant des problèmes mélangés
d’addition, de soustraction, de multiplication, de division avec tantôt
un nombre à 1 chiffre et un nombre à 2 chiffres (y compris pour
l’addition et la soustraction), tantôt deux nombres à 2 chiffres. Même
si la multiplication par un nombre à 2 chiffres n’est pas au programme
du CE1, il est possible de proposer un problème comme celui-ci : «
Combien y a-t-il de gâteaux en tout dans 13 paquets de 10 gâteaux ? »
(vos élèves doivent savoir que 13 dizaines, c’est 130, sinon je vois
mal ce qu’ils ont pu comprendre des retenues dans les opérations
posées). Et, concernant la division : « On dispose de 70 fleurs et l’on
fait des bouquets de 10 fleurs. Combien de bouquets peut-on faire ? ».
Si vous avez 13 CE1, par exemple et s’il y en a 2-3 qui échouent
assez largement, rassurez-vous : il n’y a pas de microclimat au-dessus
de votre école. Je pense même qu’il serait préférable que vous
respectiez mieux l’inquiétude vos collègues d’antan qui s’y prenaient
comme vous le faites aujourd’hui, qui n’en ont pas été pleinement
satisfaits et qui ont essayé de s’y prendre différemment : votre
satisfaction est grande, leur inquiétude était respectable.
Rémi Brissiaud, le 28 février 2014 à 08:29
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Rémi Brissiaud à Rudolf Bkouche, le 26 février 2014 à 09:14
À Monsieur Bkouche,
N’avez-vous pas compris que chacun de vos nouveaux commentaires
est consacré à me faire un reproche qui n’a pas de raison d’être ? Dans
ce dernier texte, vous dîtes que j’oublierais de parler des grandeurs
pour définir la multiplication. Je vous renvoie donc à un texte qui
date de 2006 et qu’on trouve sur le site de Michel Delord.
http://micheldelord.info/bris-rep-del.pdf
Venons-en à ce qui constitue le corps de (ma) réponse (à Michel
Delord) : la question des « nombres concrets ». Il semble me considérer
comme un défenseur de la lettre du texte instituant la réforme de 1970.
Si c’est le cas, il se trompe de cible : il me semble avoir été, il y a
plus de 15 ans, parmi les premiers à proposer aux élèves des exercices
où ils sont conduits à écrire des égalités telles que : « 6 cm = 60 mm
» ou « 1/4m = … cm ». Et, en divers endroits, j’ai montré que je ne
considérais nullement la production d’une écriture telle que « 4 € + 2
€ 30 = 6 € 30 » comme la transgression d’un tabou.
Par ailleurs, j’ai été un des seuls pédagogues à adopter une
position très mesurée vis-à-vis de la pratique pédagogique encore
courante aujourd’hui qui consiste, lors d’une résolution de problèmes
où l’on cherche le résultat d’une addition répétée, à faire écrire aux
élèves le multiplicande en premier (sans indication écrite de l’unité
mais en interprétant oralement le nombre correspondant comme celui qui
indique l’unité du résultat) et le multiplicateur en second. Dans le
livre du maître que Michel Delord cite dans son texte, je dis
explicitement que cela revient à faire pratiquer aux élèves ce qu’il
appelle une « analyse dimensionnelle ». La seule différence entre cette
pratique pédagogique et l’usage ancien des « nombres concrets » est que
l’analyse dimensionnelle se fait alors de manière orale. On comprend
bien pourquoi cette pratique pédagogique peut avoir un effet bénéfique
et, en l’absence d’étude scientifique sur l’effet d’une telle pratique,
il ne convient surtout pas de la condamner.
Quant à Piaget, son œuvre mérite un bilan beaucoup plus
circonstancié que celui auquel vous vous livrez de façon rapide.
Concernant les premiers apprentissages numériques, l’alliance de
l’empirisme nord américain et du nativisme a, ces 30 dernières années,
beaucoup influencé notre pédagogie. J’ai essayé de montrer que cela a
eu un effet délétère (cf. mon dernier ouvrage).
Rémi Brissiaud, le 26 février 2014 à 09:14
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Remi Brissiaud à Rudolf Bkouche, Guy Morel, Michel Delord, le 21 février 2014 à 19:49
Cher Monsieur BKouche, cher Monsieur Morel, cher Monsieur Delord
Guy Morel écrit : « Le regretté André Ouzoulias reconnaissait,
dans le long entretien avec Luc Cédelle publié ici, que (la) formation
(des maîtres) avait pu verser dans un certain dogmatisme ».
Je ne voudrais pas que les lecteurs de ce blog pensent qu’André
avait découvert cela de manière récente. Toute notre carrière, nous
n’avons cessé de nous battre pour une formation mieux informée des
résultats des recherches scientifiques, une formation critique et
pluraliste.
Lisez mon dernier texte sur le café pédagogique : je plaide même
pour des programmes qui offrent la possibilité d’approches pédagogiques
(didactiques ?) différentes et pour des documents d’accompagnement qui
explicitent les points forts et les points faibles des différentes
approches. Je plaide pour une forme d’évaluation qui consiste, pour un
binôme d’étudiants, à ce que l’un d’eux tire au sort un choix
didactique possible : « Enseigner les 4 opérations, y compris leurs
signes opératoires, dès le CP », par exemple. Puis l’étudiant doit
défendre cette position du mieux possible, l’autre étudiant défendant
la position alternative : « Ne pas le faire ». Et ceci sans préjuger de
ce que feront l’un et l’autre quand ils auront leur classe. L’idée
étant qu’un futur maître fera d’autant mieux la classe qu’il se sera
approprié les arguments en faveur de son choix (quel qu’il soit) ainsi
que les arguments contre. Ce dernier point est important : lorsqu’un
enseignant connaît les dysfonctionnements qu’on observe le plus souvent
avec le choix qui est le sien, il repère bien mieux les signaux de tels
dysfonctionnements.
Rudolf Bkouche est critique envers « la didactique des
mathématiques ». Il faudrait s’entendre sur ce que recouvre cette
expression. J’utilise plus volontiers le mot « didactique » comme
adjectif qu’en tant que nom. En effet, les travaux (thèses, articles…)
qui se présentent comme relevant de « la didactique des mathématiques »
me semblent avoir un point commun extrêmement gênant : on y sent le
souci de maintenir à l’extérieur de « la didactique » quiconque n’a pas
suivi la filière universitaire qu’ils défendent comme une forteresse
assiégée.
Je suis intervenu 3 fois au séminaire national de didactique des
mathématiques, pour présenter des recherches qui, ma foi, n’ont pas si
mal vieilli que ça. Et pourtant, dans les thèses de didactique des
mathématiques, jamais le contenu de ces interventions n’a été mentionné
une seule fois.
Mon premier ouvrage a été traduit en espagnol et en portugais,
j’ai écrit divers articles dit « scientifiques » en français et en
anglais sur le thème de l’enseignement / apprentissage de
l’arithmétique élémentaire, mais ceux-ci, aux yeux des didacticiens
orthodoxes, ont le tort de se trouver dans des ouvrages ou revues de
psychologie. L’un de ces textes a été commenté sur 3 pages dans un
ouvrage paru simultanément à New-York, Adélaïde et Pékin et écrit par
l’une des vedettes de la psychologie mondiale (Brian Butterworth : il
avait pronostiqué l’Alzheimer de Reagan dès son 2e discours
d’investiture). Et pourtant, dans les travaux relevant de « la
didactique », je n’apparais jamais comme un chercheur digne d’intérêt :
je suis soit l’auteur de manuels scolaires, soit un psychologue et,
donc, tenant d’une autre approche que celle de « la didactique », une
approche sur laquelle il vaut mieux ne pas s’attarder parce que seule «
la didactique » serait à même d’étudier la façon dont se diffusent les
savoirs mathématiques.
Peut-être aurez-vous compris que je ne fais pas pleinement partie
de cette communauté ? Pour autant, je continuerai à lire leurs travaux
et à proposer des interventions dans leurs séminaires et colloques
quand cela me semblera pertinent, en espérant qu’un jour ils prendront
conscience de la stupidité de cette attitude de forteresse assiégée.
Toujours est-il, que s’il avait su cela, Rudolf Bkouche n’aurait
certainement pas rédigé son dernier paragraphe à l’identique.
Dernier point concernant la conceptualisation de la multiplication
: évidemment que le concept de commutativité ne va pas résulter du
constat que dans un cas, ça marche (50 objets à 3 cruzeiros coûtent le
même prix que 3 objets à 50 cruzeiros), ni même que dans 100 cas, 1000
cas… ça marche. Dans les années 60, Jean Piaget distinguait les
généralisations empiriques et les généralisations constructives, celles
qui tirent leurs raisons d’une réflexion sur les actions. Il n’y a pas
de conceptualisation sans généralisation et, bien évidemment, les
concepts arithmétiques sont des exemples privilégiés de concepts
résultant d’une généralisation constructive (Piaget s’appuie beaucoup
dessus). Prendre comme support empirique un quadrillage de 3 lignes et
4 colonnes, comme le préconise Michel Delord, pour mettre en relation
les deux façons de le remplir ou de le former (3 rangées de 7 objets et
7 rangées de 3 objets), est un moyen de favoriser la prise conscience
du fait que cela resterait vrai avec d’autres nombres. Je le fais
depuis que je construis des progressions sur la multiplication. Guy
Brousseau (le « père » de « la didactique des mathématiques ») le
faisait avant moi et, très probablement, d’autres pédagogues avant.
Un petit post-scriptum à Michel Delord, enfin : il y a des
périodes pendant lesquelles je ne regarde pas les blogs tel que
celui-ci. En cas d’écrit nécessitant une réponse, n’hésitez pas soit à
m’envoyer un mail, soit à le faire transiter par Luc Cédelle.
Rémi Brissiaud, le 21 février 2014 à 19:49
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Remi Brissiaud à Guy Morel, le 19 février 2014 à 19:40
Bonjour M. Morel,
J’ai déjà eu un échange avec vous qui s’était terminé par
l’expression d’excuses que j’ai bien volontiers acceptées
http://www.cahiers-pedagogiques.com/L-enseignement-du-comptage-en-debat.
Vous vous adressiez à moi comme si j’étais la force invitante à un
colloque ministériel alors que ce n’était pas le cas. En fait, je
n’avais même pas été invité à intervenir lors de ce colloque. De façon
générale, le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, je
n’ai guère été sollicité par un ministre quel qu’il soit (pas plus que
ne l’a été mon ami André Ouzoulias. Pour lui, c’est définitif).
De nouveau, je trouve votre parole rapide et, de ce point de vue,
vous conservez un style déplaisant qui explique que, bien que je trouve
que les idées du GRIP méritent souvent d’être débattues (j’ai
d’ailleurs essayé plusieurs fois de le faire), je m’abstiens le plus
souvent de le faire aujourd’hui.
Vous écrivez : « J’ai noté avec intérêt que M. Brissiaud a
redécouvert récemment les mérites de l’enseignement du calcul préconisé
par Henri Canac en 1960. Tout n’est donc pas perdu, et il se peut qu’un
jour prochain, il feuillette les pages du DP (dictionnaire pédagogique)
de Buisson de 1887 consacrée à la question. »
Si je comprends bien, ma lecture des pédagogues d’avant 1970 (date
de la réforme des maths modernes) serait récente et celle du DP de
Buisson à venir. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?
Lisez mon ouvrage de 1989 (Comment les enfants apprennent à
calculer ? – notez la présence du mot « calculer » et non « compter »)
et vous verrez qu’il n’en est rien. Il contient de nombreuses citations
de pédagogues d’avant 1970 sur lesquelles je m’appuie (en complément de
résultats de recherches) pour affirmer qu’il faut d’emblée viser
l’enseignement du calcul à l’école et pour émettre une mise en garde :
l’enseignement du comptage, tel qu’il s’effectue dans les familles, a
un rôle ambivalent concernant le progrès vers le calcul. Nos
prédécesseurs dans le métier s’en méfiaient comme de la peste. Une
question au passage : la découverte de ce phénomène ne serait-elle pas
récente au sein du Grip ? Sinon, comment expliquer que Catherine Huby
ait intitulé son manuel de CP et, pire, de CE1 : « Compter, calculer au
CE1 » ? (voir aussi les interventions de Catherine Huby sur le site
pré-cité).
Quant au dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, je l’ai lu
la première fois en 1977 (j’étais en « stage d’adaptation » parce
qu’ancien professeur de lycée, je devenais professeur d’école normale).
Je suppose que vous êtes convaincu du contraire parce que je ne fais
pas miennes toutes les recommandations du dictionnaire. Mais comment
faut-il qualifier le rapport à un ouvrage qui consisterait à en épouser
systématiquement les thèses ? À un niveau général, mon accord avec les
thèses défendues dans le DP, est profond mais dans le détail, je pense
qu’avec les connaissances qui sont les nôtres aujourd’hui, il faut
nuancer ce qui y est dit et ne pas systématiquement retenir ce qui y
est préconisé.
Je prendrai comme exemple un extrait du texte de Michel Delord auquel vous renvoyez dans votre billet :
“Jusqu’en 1970, on apprend simultanément le calcul et la
numération : au programme de CP figure les quatre opérations car par
exemple il n’est pas possible d’apprendre la numération sans connaitre
la multiplication puisque 243 signifie bien 2 fois100 plus 4 fois 10
plus 3.”
Pour moi, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la multiplication
au CP pour savoir que 43, c’est 4 fois 10 plus 3, l’addition répétée
suffit. Il faut savoir que 40 = 10 + 10 + 10 + 10, ce qui peut
évidemment se dire : 40, c’est 4 fois 10. En effet, le mot « fois »
fait partie du langage quotidien et il n’est pas nécessaire de l’avoir
associé à la multiplication et au signe « x » pour l’utiliser. Nous
allons voir en effet qu’utiliser le signe « x » et le mot «
multiplication » à ce niveau de la scolarité n’est pas sans
inconvénient. Pour s’en rendre compte, on peut se rapporter aux
résultats d’une recherche menée à Recife, au Brésil. Schlieman et
collègues (1998) proposent ces deux problèmes à des enfants entre 8 et
12 ans qui sont « vendeurs des rues » et qui n’ont jamais fréquenté
l’école :
(1) Combien faut-il payer en tout pour acheter 3 objets à 50 cruzeiros l’un ?
(2) Combien faut-il payer en tout pour acheter 50 objets à 3 cruzeiros l’un ?
75% de ces enfants qui n’ont jamais entendu parler de la
multiplication et qui ne connaissent pas le signe « x », réussissent le
problème (1). Concernant le problème (2), avec les mêmes enfants des
rues, on observe un taux de réussite de… 0%.
Il faut en tirer les conséquences : le problème (1) n’est pas un
problème de multiplication, on peut le réussir sans avoir étudié cette
opération, c’est un problème d’addition répétée. En revanche, le
problème (2) est un authentique problème de multiplication : on ne peut
pas le réussir sans avoir étudié cette opération. En effet, l’échec au
problème (2) ne s’explique pas parce que les enfants ne comprennent pas
la situation parce que c’est la même situation que celle qui est
décrite dans le problème (1) ; il ne s’explique pas non plus parce que
les enfants ne savent pas calculer 3 fois 50 (sinon ils échoueraient au
premier problème) ; il s’explique parce que des enfants non scolarisés
ne savent pas que 50 fois 3 et 3 fois 50 conduisent au même nombre
(commutativité). Les enfants de la rue cherchent à faire : 3 + 3 + 3 +
3 +… et, bien entendu, ils ne s’en sortent pas. Comprendre une
opération, c’est en comprendre les propriétés essentielles, comme la
commutativité de la multiplication, les propriétés que les chercheurs
qualifient de « conceptuelles ».
Dans un article publié dans la revue Developmental Science
(Brissiaud et Sander, 2010), nous avons montré que pour chacune des
principales situations qui donnent du sens aux 4 opérations, on peut
distinguer comme ci-dessus 2 sortes de problèmes : des problèmes comme
le (1) dont la réussite atteste la compréhension de la situation et des
problèmes comme le (2) dont la réussite atteste que l’enfant a commencé
à comprendre l’opération arithmétique parce qu’il en utilise une
propriété conceptuelle.
Pour la multiplication et la division, une façon de lutter contre
l’échec scolaire consiste à commencer par s’assurer que les enfants
comprennent les situations qui donnent du sens à ces opérations en leur
proposant des problèmes comme le (1) (sans parler de l’opération, ce
n’est pas nécessaire) avant, dans un deuxième temps, de définir
l’opération aux enfants en s’appuyant sur des problèmes comme le (2).
La raison : les enfants n’ont pas tout à apprendre en même temps, la
progressivité est meilleure. On risque moins de se retrouver avec des
élèves qui, face à un problème, ne cherchent plus à comprendre la
situation décrite et choisissent une opération selon l’air du temps.
Par ailleurs, lorsque vous dites à un enfant : « Comme 50 fois 3
et 3 fois 50, c’est le même nombre, pour ne pas l’oublier, les hommes
ont inventé une opération arithmétique elle s’appelle la
multiplication… », l’enseignement correspondant est plus explicite:
lors de la première rencontre avec la multiplication, vous mettez
l’accent sur une propriété essentielle de cette opération, vous ne
leurrez pas les enfants en leur faisant croire que vous leur enseignez
la multiplication alors que vous ne faites que leur enseigner
l’addition répétée.
Ferdinand Buisson ne pouvait pas savoir tout cela. Même s’il avait
raison sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le fait que comprendre le
nombre 8, c’est savoir que 8 = 7 + 1 ; 8 = 10 – 2 ; 8 = 4 + 4 etc., je
ne pense pas que l’absence de l’écriture 8 = 4 x 2 soit un manque
important.
Bref, au-delà du fait que je vous ai convaincu ou non, le DP de
Buisson a-t-il figé à jamais notre connaissance des phénomènes
didactiques ou bien y a-t-il place pour une recherche de meilleures
progressions ? Et pourquoi quiconque se situant dans une telle
dynamique ne mériterait que le sarcasme ?
Rémi Brissiaud, le 19 février 2014 à 19:40