Publié sur le site de l'APED le 31/10/98
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25/12/2009 -  MD
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Billet de France

Allègre et le mouvement lycéen    

(novembre 98)

Le Monde du 23 octobre : "M. Allègre [] déclare avec un aplomb formidable que les mesures qu'il vient d'annoncer sont " une victoire pour les lycéens, pour le lycée et pour la réforme ". Après avoir provoqué le mouvement des lycéens, quasiment formulé leurs revendications, fourni les réponses, voilà le ministre qui, pour un peu, crierait " On a gagné! " Comme pour mieux se convaincre que chacun va rentrer dans le rang." Depuis, les médias aux ordres ont soit boycotté toute information sur le mouvement lycéen, soit présenté les grèves existantes comme des "fins de mouvement" alors que des manifestations sont prévues pour le 5 novembre.

Donc le ministère avait besoin d'une grève de lycéens: pourquoi ?

Il n'en a plus besoin; pourquoi ?

Qui a obtenu quoi? Il faut faire un petit retour en arrière.

A partir du début des années 70, le développement de la crise accroît l'insécurité de tous les travailleurs: diminution de la masse salariale, accentuation du chômage (partiel pour les uns, total pour les autres), aggravation de la charge de travail des actifs et, pour tous, accélération de la mobilité sociale forcée:

- mobilité professionnelle (à l'intérieur de l'entreprise :polyvalence; et à l'extérieur: un jour un métier, le lendemain chômage, ensuite un autre métier,…)

- mobilité géographique: l'exemple essentiel en est les travailleurs immigrés expulsés d'un continent à l'autre, mais également tous les travailleurs touchés par le chômage et les restructurations

Dés cette époque, les gouvernements se sont mis à envisager à terme un sort convergent pour la majorité des travailleurs de la Fonction publique et, en particulier, pour les enseignants qui en représentent le plus grand nombre et sur le dos desquels toute économie est significative. Sans entrer dans les détails, le rapport Longuet (1979) en prévoyait les axes: en gardant le statut de la Fonction publique, il vise à n'en fournir les garanties essentielles qu'aux fonctionnaires chargés de "missions d'état" , c'est à dire de conception, de direction et d'autorité qui seuls auraient besoin de "protection" (1/5 des titulaires) tandis que les 4/5 restants effectuant de simples "missions d'exécution" seraient soumis à un "régime de contrat" :

"L'enseignement est à la fois une mission d'Etat, lorsqu'il s'agit de concevoir les filières, les programmes, bref le cadre général. L'exécution peut parfaitement en être confiée à des agences régionales ou départementales, ouvertes ou non sur les collectivités locales et se comportant en véritables employeurs. Le concours s'efface devant l'examen et l'employeur propose un contrat dans le cadre d'une convention collective spécifique".

Il s'agissait d'axes de réformes dans lesquelles on reconnaît la "déconcentration" actuelle. Il s'agissait de lutter contre les "rigidités" du "droit du travail" et, pour les fonctionnaires en particulier les "rigidités statutaires" qui, pour un titulaire, correspondent à la mise en avant de la flexibilité du fonctionnaire:

- la mobilité géographique contre la fixité géographique du poste

- la mobilité fonctionnelle qui recouvre à la fois dans le cadre de l'enseignement l'intégration d'autres tâches que la fonction d'enseignement et, corrélativement, les emplois du temps souples permettant par exemple le remplacement des collègues absents.

Comme de bien entendu et comme cela se fait pour les autres catégories sociales, ces revendications patronales sont justifiées par une prétendue défense des catégories les plus défavorisées. Ainsi Beullac, ministre de l'éducation de droite déclarait le 15/10/80: "Quand les titulaires accepteront d'être auxiliaires, je titulariserai les auxiliaires".

Un certain nombre de rapports se succèdent sous les gouvernements de droite et de gauche: Rapport Rancurel (1979), Mission Legrand (1982) et maintenant Rapport Meirieu. Ils visent à auxiliariser progressivement les titulaires, ce qui n'empêche pas l'emploi d'un nombre de plus en plus grand de non titulaires. La première étape réussie pour le pouvoir a été sous la gauche en 1982 avec la création du Titulaire Remplaçant , titulaire plus tout à fait titulaire qui joue le rôle jusque là dévolu aux Maîtres Auxiliaires (MA) pour les remplacements de longue durée. Un autre axe des réformes présent dans tous ces rapports est d'augmenter le temps de présence obligatoire en établissement scolaire en y incluant des tâches autres que l'enseignement. Mais les différents gouvernements ,tout en y pensant en permanence, hésitent à l'imposer à l'échelle nationale en modifiant globalement le statut par peur de réactions généralisées. Une des manières de contourner cet obstacle est le "Projet d'Etablissement": créé pour les collèges en 1982, rendu obligatoire pour tous les établissements par la loi d'orientation de 1989. Il a été inventé sous le prétexte fallacieux que tous les problèmes de chaque école sont particuliers; il permet de contourner les directives nationales tout en obligeant l'enseignant à endosser la responsabilité des contradictions du système en adhérant à une fausse solution vouée d'avance à l'échec et dont il sera tenu pour responsable. Un exemple: malgré le trucage des statistiques du ministère, le niveau des élèves en calcul baisse : il faut alors inscrire dans le projet d'établissement une remise à niveau, alors que la responsabilité essentielle relève du domaine centralisé s'il en est, des théories pédagogiques impulsées par le ministère: programmes officiels centraux où la division figure maintenant comme devant être "en cours d'acquisition" en sixième seulement, mesures d'économies limitant les possibilités de redoublement, au moment où le nombre d'heures de cours de math est diminué d'au moins 25% en sixième. En revanche, les bonnes raisons de créer le projet d'établissement ne manquaient pas: Parmi celles-ci, on peut citer l'intégration de la formation au marché local et l'augmentation du contrôle "de proximité" sur les enseignants et les élèves par la délégation de pouvoir du ministère vers les recteurs, les régions et les chefs d'établissements: cette délégation ne diminue pas la pression mais la rend plus adaptée et sert simultanément de protection-fusible à l'Etat central. Les différents fusibles locaux sont quelque peu inquiets de se voir enfin octroyer des pouvoirs qu'ils avaient réclamés - juste au moment où ils ne servent plus qu'à justifier la gestion de la pénurie; par contre, ils en retirent, comme dans toute DRH du privé et suivant leurs niveaux de responsabilité, les primes et les avantages y afférents.

Dans cet esprit, pour régler le problème, coûteux et toujours au point mort depuis Rancurel, des remplacements de courte durée par les titulaires, Allègre met en avant le slogan "Pas de classe sans enseignant" qui s'adresse surtout aux parents, considérés comme clients, et fait paraître le 24 septembre 1998 la directive : "Les absences de courte durée (selon les délais fixés par les recteurs) relevant de la responsabilité des chefs d'établissement, il leur appartient, dans le cadre du projet d'établissement, de créer les conditions d'un véritable "contrat de communauté éducative" pour mobiliser les ressources internes en vue du remplacement des enseignants absents." Simultanément , il pousse la FIDEL, organisation PS des lycéens, à lancer les manifestations lycéennes. Facile! Etant donné le fort mécontentement réel notamment en ce qui concerne les classes surchargées, surcharge augmentée d'ailleurs par les directives rectorales de l'an dernier: la limitation des redoublements en collège a implacablement augmenté le nombre d'élèves par classe en lycée. Mais le jeudi 22 octobre, Allègre trouve que le mouvement a gagné. Le secret non évoqué par les médias, le voici: pour satisfaire les revendications notamment de dédoublements de classes dans les lycées, M. Allègre fait mine d'avoir utilisé toutes les ressources jusqu'alors affectées aux remplacements - ce qui est faux ( voir les déclarations des comités de MA .Et il y a, de toute façon, suffisamment de chômeurs diplômés non employés ) et il présente cette mesure comme: "le plus grand effort mondial jamais fait par un ministre de l'Education". A partir de là, il va pouvoir faire appliquer la directive du 24 septembre non seulement dans les lycées mais dans tous les collèges en forçant les titulaires à remplacer leurs collègues absents: on va donc avoir un discours concerté du ministre et des recteurs, relayé par les chefs d'établissements (?): "Nous avons fait un effort, vous devez en faire un aussi et vous devez appliquer la loi", et ceci en vue d'aboutir à la mise en place de la diversification des services - l'axe même des différentes réformes souhaitées depuis une vingtaine d'années - ,diversification qui ne s'accompagnera pas d'une amélioration mais bel et bien d'une aggravation du sort des non titulaires.

Le ministre, qui a pris le risque de lancer un mouvement dans une situation tendue, a, certes, trouvé de puissants alliés dans les médias:

- les "débordements" du mouvement lycéen par rapport au cadre ministériel sont présentés comme étant le fait d'individus extérieurs à l'école alors qu'un journal aussi peu à gauche que le Figaro explique que 75% des interpellés étaient des lycéens!

- leur participation à la manipulation : "Avant, les remplacements courts étaient effectués non pas par de vrais professeurs mais par des maîtres auxiliaires" ( cf. le 13 H de France2, le 21/10/98 ), soit juste un jour avant l'annonce de la victoire par Allègre quand bien même le sujet "officiel" est le mouvement lycéen.

MAIS en fait, comme le reconnaît le syndicat patronal CFDT, le pouvoir a la trouille: "Les incidents survenus dans certains établissements ont fait apparaître deux mondes de lycéens: l'un plus ou moins intégré dans la société où l'on peut " s'en sortir " et l'autre qui se sent totalement exclu. Ce phénomène de lutte de classes embryonnaire est le plus grave que l'on ait vu émerger" (Le Monde du 18/10/98). Et il est donc dans la logique du pouvoir d'encadrer la manifestation de Paris par un service d'ordre démentiel (1 policier pour 5 manifestants) et de placer des tireurs d'élite sur les toits, ce qui correspond à un niveau de sécurité de contre-insurrection.

Quant au mouvement lycéen, il prévoit donc une manifestation pour le 5 novembre. Allègre va-t-il le contrer de front? Ou l'accompagner pour mieux le contrôler? Ou plutôt confier cette tâche de contrôle à d'autres éléments singuliers de la gauche plurielle ? Ou encore va-t-il combiner ces différentes tactiques? Affaire à suivre. 31/10/98.      

UFA Un Futur Auxiliarisé
(Michel Delord)